Alberto Breccia est un auteur de bande dessinée argentin (Montevideo, 1919 - Buenos Aires, 1993). Après avoir dessiné dans des revues humoristiques, il abandonne l'humour pour le dessin réaliste en travaillant pour des revues comme Tit Bits, Rataplan et El Gorridon. Pendant quelques années, il se consacre à la direction de l'Escuela panamericana de Arte de Buenos Aires. Sa rencontre avec le scénariste Hector Osterheld est déterminante (1957). Breccia est aujourd'hui considéré comme l'un des maîtres de la bande dessinée internationale avec des séries comme L'Eternaute et Mort Cinder.
Norberto Buscaglia est né en 1945 à Buenos Aires. Dans les années 1970, il est devenu professeur de sciences humaines. Il a rencontré Alberto Breccia en 1969, lorsque le grand designer était membre de l'Instituto de Directores de Artes. Les deux découvrent qu'ils ont en commun la passion de la lecture ("Breccia était un lecteur omnivore" selon une déclaration du même Buscaglia). Par la suite, Buscaglia épousera la fille de Breccia, Cristina (qui est également impliquée dans le monde de la bande dessinée), et leur amitié deviendra également un lien familial. Au début des années 1970, Alberto Breccia et Norberto Buscaglia ont commencé à collaborer à la création de diverses adaptations littéraires dans la bande dessinée. Cela conduira les deux artistes à la création de neuf histoires sur le Mythe de Cthulhu de Lovecraft (mais seulement huit seront adaptées par Buscaglia).
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"Les Mythes de Cthulhu"
Au moment de sa première publication, en 1974, l'adaptation des "Mythes de Cthulhu" de H.P. Lovecraft par Alberto Breccia et Norberto Buscaglia fit l'effet d'une véritable bombe. Les critiques et la profession saluèrent unanimement le formidable bond en avant accompli par Breccia. Ce qui les étonna et qui étonne encore aujourd'hui, en permettant de classer les "Mythes de Cthulhu" parmi les chefs-d'oeuvre de la bande dessinée, c'est la véritable débauche de solutions graphiques et d'expérimentations mises en oeuvre par Breccia : pinceau sec, collages, utilisation de textures imprimées, tous ces moyens sont employés avec une surprenante liberté créative pour construire des nouveaux types de lumières et de matières.
Parallèlement, Breccia développe un style différent pour chaque histoire, en passant avec aisance du réalisme à l'abstrait, pour coller le plus possible à l'atmosphère du récit. Son pari, pousser le lecteur à revivre les oppressantes atmosphères de Lovecraft, est pleinement gagné grâce à l'emploi savant de ces artifices, tant qu'aujourd'hui encore ces images dégagent une force inquiétante.
Au-delà de l'humilité avec laquelle les deux auteurs se rapprochent de l'oeuvre de Lovecraft, ne modifiant pratiquement jamais le texte d'origine, le choix de Breccia et Buscaglia de baser tout le récit sur des larges "citations" sans presque jamais utiliser des dialogues, ne fait que centrer encore plus le travail d'adaptation sur le "rendu" graphique des atmosphères suggérées par l'écrivain. Plus de quarante ans plus tard, "Les Mythes de Cthulhu" restent un des plus lumineux exemples d'adaptation en bande dessinée d'un texte littéraire, sans doute la meilleure transposition de l'oeuvre de Lovecraft et un des sommets de l'art d'Alberto Breccia.
L'édition publiée par Rackham en 2004 (la première qui présente l'intégralité du cycle de Cthulhu) étant épuisée depuis longtemps, nous avons décidé d'en réaliser une nouvelle, dans un format différent et entièrement revue et corrigée, mais toujours imprimée en bichromie et en trame aléatoire pour rendre au mieux le formidable travail du Maître de Haedo.
Editions Rackham
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Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) est un romancier célèbre pour son oeuvre fantastique et horrifique, touchant à l'ésotérisme et au mysticisme. S'il n'a pas rencontré un grand succès de son vivant, son oeuvre est maintenant considérée comme un classique de la littérature de genre.
Né dans la ville de Providence, aux Etats-Unis, en 1890, Howard Phillips Lovecraft est un enfant surdoué, très tôt attiré par la poésie et la lecture, mais aussi par l'astronomie qui l'influence profondément. Il commence à écrire dès ses quatorze ans, fortement inspiré par Edgar Allan Poe. Il crée la majeure partie de son oeuvre lors des dix dernières années de sa vie, entre 1927 et 1937, un ensemble de textes découpé par les spécialistes de l'auteur en trois phases : les Histoires macabres (1905-1920), le Cycle onirique (1920-1927) et le Mythe de Cthulhu (1927-1935).
Lovecraft développe aussi un bestiaire d'un genre nouveau, comme Cthulhu, gigantesque entité extraterrestre au pouvoir immense, tapie au fond de l'océan Pacifique. On retrouve souvent l'origine de ces créatures dans des lectures scientifiques de Lovecraft. Il a, non pas comme la mythologie grecque classique, combiné des morceaux d'animaux, mais plutôt combiné des morceaux de protozoaires, d'animaux microscopiques, qu'il a ensuite agrandis, pour multiplier leur effet de bizarrerie, d'étrangeté.
Lovecraft voyage très peu en dehors de la Nouvelle-Angleterre, où il situe une grande partie de ses intrigues. Attaché à l'identité WASP (protestant anglo-saxon blanc en français), il fait parfois preuve dans ses écrits d'un racisme brutal, notamment dans "L'Horreur de Red Hook", où il décrit les populations immigrées avec des termes dégradants.
L'écrivain semble considérer le genre humain avec un certain pessimisme. Pour Lovecraft, l'horreur ne vient pas de la surface de la Terre, elle vient d'en-dessous ou d'au-dessus, mais cette horreur n'est pas nécessairement maléfique pour les hommes, elle est amorale. Face à ces forces obscures, les personnages de Lovecraft sombrent dans la folie.
Lovecraft entretient des correspondances suivies avec de nombreux auteurs de pulps, qui s'influencent les uns les autres, mais il ne connaît pas un grand succès et vit dans la précarité. Il meurt à quarante-sept ans d'un cancer, dans la ville où il est né.
Le Mythe de Cthulhu (un nom que l'on doit à l'écrivain August Derleth, Lovecraft ne l'ayant jamais employé lui-même) a été et est encore une constante source d'inspiration littéraire (Stephen King considère Lovecraft comme "le plus grand artisan du récit classique d'horreur du XXe siècle"), pour le cinéma (John Carpenter, Alan Moore, Guillerme Del Toro ou encore Alain Resnais pour son film "Providence", 1977) de par la description onirisée des lieux qu'il décrit dans ses divers romans, en particulier sa ville natale : Providence. Il est source d'inspiration également pour les jeux vidéo et pour les séries télévisées, avec la récente "Lovecraft Country" sur HBO. Les récits de Lovecraft ont également été l'objet, sur France Culture, de plusieurs adaptations radiophoniques.
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Cthulhu est une monstrueuse entité cosmique inventée par H.P. Lovecraft dans sa nouvelle "L'Appel de Cthulhu", publiée dans le pulp Weird Tales en 1928. Gigantesque créature extraterrestre endormie depuis des millénaires dans la cité de R'lyeh engloutie sous les flots de l'océan Pacifique, Cthulhu est vénéré tel un dieu par des humains dévoyés et des êtres aquatiques qui lui vouent un culte immémorial par le biais de sculptures antédiluviennes. Celles-ci reproduisent sa forme vaguement humanoïde complétée d'une tête de seiche, de tentacules de pieuvre et d'ailes semblables à celles d'un dragon.
Jeu vidéo "The Sinking City" (Frogwares, 2019) |
Mélange de mythologies européennes (le Kraken des Scandinaves) et du Proche-Orient (Dagon, le dieu-poisson des Philistins), Cthulhu est l'archétype du dieu cosmique monstrueux : d'apparence humanoïde (bien qu'il ne soit pas tout à fait correct de dire cela, Lovecraft insistant bien sur l'aspect totalement inconcevable de la créature), avec une tête de pieuvre et de grandes ailes filandreuses, il est vénéré par des créatures dégénérées, thème récurrent dans l'oeuvre de Lovecraft. Cthulhu inspire également les rêves des hommes, élargissant ainsi le cercle de ses adorateurs.
Dans la nouvelle "L'Appel du Cthulhu" (1926), le vieux Castro, l'un des membres de la secte, présente Cthulhu comme le "prêtre des Grands Anciens". Cthulhu est également évoqué en ces termes : "Nul ne saurait d'écrire le monstre ; aucun langage ne saurait peindre cette vision de folie, ce chaos de cris inarticulés, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière et de l'ordre cosmique."
Selon l'interprétation d'August Derleth, postérieure à la mort de Lovecraft et contestée par les exégètes lovecraftiens, Cthulhu fut jadis banni du lointain système de Xoth (lequel pourrait correspondre à l'étoile Bételgeuse dans la constellation d'Orion) par les bienveillants "Dieux très anciens", et dort désormais au fond du Pacifique Sud dans la cité sous-marine de R'lyeh, en attendant l'heure de son retour.
Sources pour biographie Lovecraft + Cthulhu :
Encyclopédies Universalis, Larousse, Wikipedia"La Compagnie des oeuvres" (4 épisodes)
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"Les Mythes de Cthulhu" de H.P. Lovecraft
adaptés par Alberto Breccia et Norberto Buscaglia
⇨ "Le cérémonial"
Dans la vieille ville de Kingsport, une fois par siècle, au solstice d'hiver, se déroule un rite primitif dédié à un monde ancestral...
⇨ "Le monstre sur le seuil"
Depuis que son ami d'enfance revint s'installer à Arkham (Massachusetts), Edward Derby lui rendit visite chaque soir. Puis, Derby épousa Asenath, une jeune fille de la sinistre ville d'Innsmouth. Après une courte lune de miel à Innsmouth, de retour à Arkham, Derby avait changé de manière inquiétante...
⇨ "Le cauchemar d'Innsmouth"
Un jour d'été 1927, un jeune voyageur arrive par hasard à Innsmouth, petite ville côtière de funeste réputation que toute personne saine d'esprit évite de traverser...
⇨ "La cité sans nom"
Un aventurier décide de découvrir une cité mystérieuse perdue au fin fond du désert d'Arabie et qu'aucun mortel n'a encore jamais vue...
⇨ "L'abomination de Dunwich"
Lorsque Lavinia Whateley, célibataire, mit au monde, le 2 février 1913, un fils, prénommé Wilbur, chacun sut, au village de Dunwich, que cet enfant brun à tête de bouc était un signe des démons et que de grands malheurs s'annonçaient...
⇨ "Cthulhu"
Au cours de l'hiver 1926-1927, à la mort de son grand-père, professeur de langues sémitiques à l'université de Providence (Rhode Island), le narrateur découvre dans les affaires du défunt un étrange bas-relief d'argile et un récit en deux volumes : l'un relatant les rêves et les cauchemars de Henry Wilcox, sculpteur de la tablette, l'autre relatant les événements antérieurs liés à Wilcox et au bas-relief...
⇨ "La couleur tombée du ciel"
Un topographe cherche à comprendre pourquoi une partie du paysage d'Arkham est surnommée par les villageois la "lande foudroyée"...
⇨ "Celui qui hantait les ténèbres"
Robert Blake, écrivain et peintre nouvellement installé à Providence, est intrigué par une sombre église qu'il observe chaque jour de sa fenêtre. Bravant les mises en garde et la peur des habitants, un jour d'avril 1935, il pénètre dans l'édifice abandonné des êtres humains depuis longtemps car, dit-on, il abriterait une entité maléfique...
⇨ "Celui qui chuchotait dans les ténèbres"
De violentes inondations ravagèrent le Vermont à l'automne 1927. Un ami du journaliste Albert Wilmarth émit l'hypothèse que la force des éléments délogea des monstres des collines où ils s'étaient cachés et que le pire était à venir. Wilmarth démonta ces théories farfelues dans ses différents articles. Mais un jour, il reçut une lettre d'un certain Henry Akeley. Ce dernier affirmait que des créatures affreuses étaient bien réelles. Il mettait à la disposition du journaliste une pierre mystérieuse couverte de hiéroglyphes...
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Mon avis :
"Je me suis rapidement aperçu que les moyens traditionnels de la bande dessinée n'étaient pas suffisants pour représenter l'univers de Lovecraft, et j'ai commencé à expérimenter de nouvelles techniques, comme le monotype ou le collage."
Alberto Breccia
Il s'agit là de ma première réelle incursion dans l'univers horrifique de H.P. Lovecraft. Des amateurs éclairés de son oeuvre m'avaient auparavant débroussaillé un peu le chemin tortueux et complexe. Personnages hideux et visqueux, monstres abominables et gigantesques, humains difformes, mondes souterrains humides, puanteur et moisissure, voix d'outre-tombe, rites sacrificiels, ombres mouvantes, formes monolithiques, prismatiques, cosmiques... J'avoue ressortir de cette lecture un peu nauséeuse, dérangée par tant de noirceur et de pessimisme, mais aussi totalement captivée et fascinée par cette incroyable créativité dont la frontière avec la folie est extrêmement ténue et la réalité indicible.
Même si elle nécessite en amont quelque intérêt pour la vie, l'écriture et la galaxie obscure de Lovecraft, la bande dessinée, dont on appréciera l'ampleur du travail fourni par Alberto Breccia et Norberto Buscaglia et la qualité graphique des illustrations, apporte une excellente approche de l'entreprise littéraire de l'écrivain américain.
Pour cette interprétation très réussie des Mythes de Cthulhu, les dessins en noir et blanc, réalistes ou abstraits selon les besoins de l'histoire, traduisent parfaitement l'atmosphère lovecraftienne. Les techniques (monotype, pinceau sec, collage, utilisation de textures imprimées, encre de Chine) choisies par Breccia proposent un effet "test de Roschach", avec ses planches monochromatiques dans un nuancier de gris et noir. Comme pour évaluer l'état psychique du lecteur...
La folie, don ou malédiction ? Le monde colonisé par des entités cosmiques depuis les ères les plus anciennes, tel qu'imaginé par Lovecraft, est-il la représentation de certains troubles psychiques encore inexpliqués au début du XXe siècle ? Chacun projettera ses réponses, avec ses propres démons et ses propres cauchemars.
Une lecture éprouvante mais encorcelante, qui nous confronte à nous-mêmes et à nos plus grandes peurs...
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