Joyce Carol Oates est née en 1938. Elle a publié son premier roman en 1963. Son père travaillait pour la General Motors et c'est à Detroit, au début des années 1960, qu'elle découvre la violence des conflits sociaux et raciaux. Devenue professeure de littérature à l'université de Princeton, elle poursuit la plus prolifique des carrières littéraires : une trentaine de romans ("Le Jardin des délices", 1967 ; "Un amour noir" et "Man Crazy", 1999 ; "Blonde", 2000), des nouvelles ("Mariages et Infidélités", 1972), des pièces de théâtre, des essais ("Contraires", 1981), de la poésie. Son oeuvre analyse des personnages incertains de leur identité et prisonniers de la mécanique sociale, en quête d'un sens qui ne peut venir que d'une action toujours placée dans le cadre de rapports humains qui relèvent tous de la prédation.
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Héraclite d'Ephèse
Philosophe grec (vers 550 - vers 480 avant J.-C.). Sa philosophie est fondée sur le changement, la transformation, qu'il appelle "flux". L'être est fait tout entier de cette mobilité qui unit dans son élan les éléments contraires au moyen de ce que Héraclite appelle le "logos", qui est à la fois lutte et union des contraires.
"L'Obscur". Tel est le surnom dont Héraclite a été affublé dès l'Antiquité, et dont il ne s'est jamais défait. Son caractère ténébreux semble avoir en partie contribué à cette réputation. L'homme, qui vient d'une famille illustre originaire d'Ephèse (en Ionie), se serait toujours opposé à la démocratie et passe volontiers pour un misanthrope sombre et hautain auprès de ses contemporains. C'est cependant aussi et surtout son écriture qui est difficile, non seulement par son refus délibéré de toute ponctuation mais encore parce qu'elle est porteuse d'une pensée dont le sens est loin d'être toujours explicite. Exprimée à travers les quelques "Fragments" qui nous restent, les formules d'Héraclite sont en effet souvent des phrases sèches et sentencieuses ou des aphorismes qui laissent une large place à l'interprétation. On connaît le fameux "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve" qui dit l'irréversibilité des choses et leur changement perpétuel, mais que signifie exactement la formule "Le temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions : c'est la royauté d'un enfant" ?
Avec Parménide dont il est le contemporain, Héraclite est l'autre grande figure des premiers temps de la philosophie. Les deux sages, pourtant, adoptent des positions philosophiques radicalement opposées dans la mesure où l'intuition fondamentale d'Héraclite est celle du mouvement sans cesse renouvelé, du devenir universel. Pour lui, rien ne demeure ce qu'il est à l'identique mais passe en son contraire, et l'on ne peut donc pas considérer que telle ou telle chose "est" ainsi plutôt qu'autrement puisque tout devient, continuellement. L'ordre du monde - qu'il appelle logos - est le produit d'un équilibre instable entre les éléments, d'une guerre permanente symbolisée par le feu, qui apparaît comme le principe fondamental de l'univers. Le feu est en effet ce qui donne naissance et ce qui détruit en même temps ; il est par excellence ce qui amène le mouvement.
Deux millénaires plus tard, Hegel dira son admiration pour Héraclite pour avoir eu l'intuition de cette tension, de cette conflictualité et finalement de cette identité des contraires, qui infusera largement sa propre conception de la pensée dialectique.
(cf Philosophie Magazine)
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Extrait :
"Car il existe, d'après l'énorme monographie intitulée Une hypothèse sur l'antimatière, écrite par le professeur Bromwell G. Bellefleur, des fissures dans la matière du temps, des "portes" qui relient cette dimension à un univers de miroir composé d'êtres identiques (et pourtant non apparentés, opposés, totalement distincts).
[...]
Une hypothèse sur l'antimatière. Huit cents pages, longues, denses, recouvertes de la petite écriture chaste et rigoureuse des Bellefleur, et de centaines d'équations, de graphiques, de croquis et de griffonnages impatients, désespérés, qui donnent l'image de la sombre thèse de l'ouvrage. Préfacée par une observation d'Héraclite, énigmatique et librement traduite, sur la nature du temps : ou plutôt, sur la nature de notre conception du temps."
L'histoire :
Le temps a fait son oeuvre sur les pierres du manoir des Bellefleur, communément appelé "le château". Construit par Raphael Bellefleur au début du XIXe siècle sur les rives du Lac Noir, dans le Comté de Chautauqua (Etat de New York), mal entretenu et endommagé par les intempéries, les mauvaises herbes, les animaux sauvages et les nuisibles, si le château a perdu de sa superbe, il a été et restera la demeure d'une longue lignée de Bellefleur. Aujourd'hui, il réunit dans ses entrailles encore cinq générations. Son style gothique et surchargé, ainsi que la personnalité fantasque, trouble et mélancolique de la famille alimentent depuis toujours les plus folles rumeurs et superstitions.
Ce soir d'automne, les murs vétustes de la vieille bâtisse viennent d'essuyer un violent orage qui a terrifié les plus jeunes et inquiété les plus âgés. Alors que le vent s'apaise et que chacun rejoint enfin sa chambre, Leah, la jeune épouse de Gideon Bellefleur, dans un geste généreux, et peut-être imprudent, ouvre la porte à un inconnu. Pour le reste de la famille, c'est une malédiction...
Mon avis :
Il y a tant à dire sur ce roman !!! Lecture au long cours (971 pages), l'histoire se compose d'une mosaïque de plusieurs dizaines de courts chapitres et autant de récits et d'anecdotes sur chacun des membres de la famille Bellefleur sur sept générations. Les descriptions sont précises et soignées. Teintées de magie et de fantastique, elles dégagent une atmosphère singulière. C'est dense, mystérieux, labyrinthique, angoissant, et terriblement excitant !!!
On chemine à travers le temps, thème narratif du livre. Joyce Carol Oates se réfère à la philosophie d'Héraclite et s'appuie sur une réflexion nourrie autour de cette thématique : le temps objectif (la chronologie, l'astronomie, le climat, le cycle menstruel, la maternité), le temps subjectif (la psychologie, l'émotion, le vécu, la perception du temps), la mesure du temps (la durée).
En illustration, la romancière évoque des essais publiés par son personnage Bromwell Bellefleur dans "La Revue de l'étude du temps", l'édredon "La pendule céleste" cousu par Mathilde, ou bien encore la grosse montre de Gideon. Elle ajoute à son ambiance gothique et horrifique de nombreux clins d'oeil et allusions à un texte de son enfance qui lui est cher, "Alice au pays des merveilles" de Lewis Carroll (le chat, la paire de gants, la montre, la marre aux larmes - ici l'étang du Vison -, le bestiaire, les anniversaires, le miroir, le jeu de cartes...).
Brillant, évidemment !!!
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