Grand Prix de la critique américaine 1994
(National Book Critics Circle Award)
Ernest J. Gaines est né en 1933 dans une plantation de Louisiane. A neuf ans, il y ramasse des pommes de terre pour 50 cents par jour. "Enfant, comme les anciens n'étaient pas allés à l'école, je lisais et écrivais leurs lettres... D'une certaine manière, c'est là que tout est né, je continue à écrire leurs lettres", se souvient l'écrivain. A quinze ans, il quitte le Sud pour rejoindre la Californie. Durant ses études, il dévore les nouvelles de Maupassant, les classiques russes, mais regrette que "son monde" ne figure pas dans les livres. Il décide donc d'écrire pour le mettre en scène. Son premier roman, "Catherine Carmier", paraît en 1964. Plusieurs recueils et romans suivront, notamment "D'amour et de poussière" (1967) et, en 1971, "Autobiographie de Miss Jane Pittman", qui l'imposera aux Etats-Unis. "Colère en Louisiane" (1983) sera adapté au cinéma par le réalisateur Volker Schlöndorff.
Ernest J. Gaines est considéré comme un des auteurs majeurs du "roman du Sud". Le Grand Prix de la critique américaine (National Book Critics Circle Award), décerné en 1994 à "Dites-leur que je suis un homme", ainsi qu'une nomination pour le Prix Nobel de littérature en 2004 (qu'il manqua d'une seule voix), récompensent l'ensemble d'une oeuvre magistrale. Ernest J. Gaines est mort en 2019 dans sa maison d'Oscar, en Louisiane, à l'âge de 86 ans.
L'histoire :
Louisiane, années 1940
Il n'aurait jamais dû monter dans la voiture. Il n'aurait jamais dû les accompagner dans l'épicerie. Mais Jefferson est un gamin naïf. Bien sûr, les choses ont mal tourné. Ses deux acolytes ont sorti leur arme. Le marchand de vin aussi. Tous les trois sont morts.
Pour le shérif, l'affaire est claire. Trois jeunes voyous noirs ont braqué un commerçant blanc respectable qui s'est défendu. Qu'il soit armé ou non n'a guère d'importance, Jefferson, seul survivant de cette tuerie, était là, donc il est coupable. C'est ce qu'au procès les jurés, douze hommes blancs, vont décider aussi.
Pour Emma, la marraine de Jefferson, ce n'est pas tant la condamnation à mort qui est le pire à entendre, mais c'est cette parole malheureuse, dégradante de l'avocat du garçon : "Quelle justice y aurait-il à prendre sa vie ? Quelle justice, messieurs ? Enfin, autant placer un porc sur la chaise électrique !"
"J'veux pas qu'ils tuent un porc, a-t-elle dit. J'veux qu'il aille à la chaise comme un homme sur ses deux pieds." Dans l'attente insupportable de la date d'exécution, Emma continue de se battre. Pas pour sauver la vie de son filleul, c'est impossible, mais pour sauver son âme. Elle charge Grant, l'instituteur du quartier, le lettré, de rappeler à Jefferson, mais aussi aux policiers, aux avocats, au juge, aux jurés, aux voisins, au monde entier s'il le faut, que c'est un homme qui va mourir. Pas un animal.
La tâche est lourde pour Grant. Comment mener à bien cette mission qu'il est contraint d'accepter ? A quels arguments peut-il faire appel ? Qu'est-ce que cela veut dire, au juste, être un homme ?
Extrait :
- Tout ce que tu m'as fait gagner en m'envoyant faire des études, tu me le reprends, ai-je dit à ma tante.
Elles regardaient le feu, et j'étais debout derrière elles avec le panier.
- L'humiliation que j'ai dû subir en allant dans la cuisine de cet homme. Les heures que j'ai attendues pendant qu'ils mangeaient, buvaient et bavardaient entre eux avant de daigner venir me voir. Aller à la prison maintenant. Les regarder poser leurs sales pattes sur la nourriture. Me faire fouiller chaque fois comme si j'étais un criminel de bas étage. Peut-être qu'aujourd'hui ils voudront regarder dans ma bouche, ou dans mes narines, ou me feront déshabiller. Tout est bon pour m'humilier. Toutes ces choses auxquelles tu as voulu que j'échappe en allant à l'université. Il y a des années, le professeur Antoine m'a averti que si je restais ici, ils me briseraient pour faire de moi le nègre que ma naissance m'avait destiné à être. Mais il ne m'a pas dit que ma tante allait les aider.
Mon avis :
Ernest J. Gaines pose cette vaste question, à la fois philosophique, sociale, morale et spirituelle, avec toute sa complexité et la multiplicité des réponses possibles. Pour sa réflexion, l'écrivain américain situe son histoire dans un lieu qu'il connaît bien, la Louisiane, au sein d'une petite communauté noire d'une plantation de canne à sucre près de Bayonne (ville fictive).
Qu'est-ce qu'être un homme ? Une question qui devrait s'adresser à l'ensemble du genre humain sans distinction, mais de laquelle, pourtant, divergent de nombreuses ramifications. Notamment celle-ci : qu'est-ce qu'être un homme noir dans les années 1940, dans le Sud des Etats-Unis où, après l'esclavage, sévit la ségrégation raciale menant à un racisme d'une violence inouïe ?
Qui suis-je ? Quelle est mon identité ? Que puis-je espérer ? Quelle est ma force ? Faut-il être un héros et faut-il être mort pour être un homme ? Suis-je ce que l'instruction a fait de moi ? La narration à la première personne du singulier permet de nous identifier au personnage principal, Grant, celui qui est allé à l'université et qui enseigne à son tour car c'est le seul métier qu'un Noir instruit puisse exercer. Quel devrait être le rôle de l'éducation pour ces nouvelles générations de filles et fils d'esclaves, aspirant légitimement à la liberté et qui osent relever la tête devant les Blancs ? Les dialogues entre les personnages s'enchaînent, mordants, efficaces, sincères.
Un roman remarquable de dignité, d'intelligence et d'humanité !!!
"Nous, les hommes noirs, nous avons échoué à protéger nos femmes depuis l'époque de l'esclavage. Nous restons ici dans le Sud et nous sommes brisés, ou nous nous sauvons en les laissant seules pour s'occuper d'elles-mêmes et des enfants. Aussi, chaque fois qu'un garçon naît, ils espèrent que ce sera lui qui brisera le cercle vicieux - mais il ne le fait jamais. Parce que même s'il veut le briser, s'il tente de le faire, le fardeau est trop lourd, à cause de tous ceux qui se sont enfuis en laissant de leur."
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