mercredi 30 juin 2021

Juin 2021 - "Littérature et Société"


"Le Jeu de la Dame" de Walter Tevis (Gallmeister)

Walter Tevis est né en Californie en 1928. Diplômé de l'Université du Kentucky, il écrit d'abord des nouvelles puis un premier roman, "L'Arnaqueur" (1959), qui se déroule dans l'univers du billard et que Robert Rossen porte à l'écran avec Paul Newman. "L'Homme tombé du ciel", roman de science-fiction, est ensuite adapté au cinéma à son tour ("L'Homme qui venait d'ailleurs", film britannique de Nicolas Roeg avec David Bowie). Devenu professeur, il sombre dans l'alcool avant de se reprendre et de déménager à New York, où il écrit d'autres nouvelles et quatre romans, dont "La couleur de l'argent" (1984), suite de "L'Arnaqueur" et adapté en 1986 par Martin Scorsese avec Paul Newman et Tom Cruise. Walter Tevis meurt d'un cancer du poumon en 1984. Il est enterré à Richmond, dans le Kentucky.

"Le Jeu de la Dame" (1983) a été adapté en 2020 par Netflix en mini-série de six épisodes, réalisée par Scott Frank et Allan Scott, avec Anya Taylor-Joy. Le succès de la série est planétaire. Si son héroïne, Beth Harmon, n'a jamais existé, Walter Tevis était un passionné d'échecs, il se serait inspiré du champion américain Bobby Fischer. Tevis aussi était rongé par une dépendance aux médicaments.

L'histoire :

Orpheline à huit ans, Elizabeth Harmon est placée au foyer Methuen de Mount Sterling, dans le Kentucky. Elle y fait la connaissance de Jolene, une grande fille de douze ans qui, comme elle, n'est pas au premier rang pour l'adoption : Beth n'est pas belle et Jolene est Noire. Nous sommes aux Etats-Unis, en 1957.

A Methuen, Beth et Jolene deviennent inséparables. Beth découvre rapidement le puissant pouvoir des mystérieux cachets verts, des tranquillisants, distribués quotidiennement à tous les enfants. Et puis un jour, elle croise le chemin de M. Shaibel, l'homme à tout faire de l'orphelinat, un vieil homme solitaire, d'une grande gentillesse, qui va lui transmettre sa passion pour les échecs et lui enseigner, en secret, tout ce qu'il sait sur ce jeu le plus populaire au monde, mais aussi l'un des plus élitistes.

Quatre années se sont écoulées depuis son arrivée à Methuen lorsque Beth est adoptée. Les Wheatley appartiennent à la classe moyenne de Lexington (Kentucky). Ils possèdent une maison petite mais jolie et confortable. Beth a dorénavant une chambre pour elle toute seule, avec un grand lit, un bureau et une bibliothèque. 

M. Wheatley brille par son absence, régulièrement retenu par son travail à Denver. Mme Wheatley est une femme au foyer et dépend financièrement de son mari. Ce qui revient à dire que Beth et elle ne vivent pas dans le luxe. Dépressive, Alma Wheatley noie son ennui dans l'alcool et la consommation excessive de Librium, ces mêmes comprimés verts que Beth connaît bien.

Beth est une brillante élève et n'a rien perdu de sa passion pour les échecs. Mais ce jeu est réservé aux hommes, même au niveau des petits tournois locaux. Qu'à cela ne tienne ! Elle s'en est fait la promesse : un jour elle sera la meilleure. Fine tacticienne, elle est en train de placer patiemment les pièces sur l'échiquier de son destin et étudie toutes les stratégies. La partie ne fait que commencer...

Mon avis :

Vous ne jouez pas aux échecs ? Ne craignez rien ! Je vais vous expliquer...
  • Il y la Dame, Beth, jeune fille cérébrale, passionnée et volontaire. Autour d'elle gravitent les pièces maîtresses de son jeu.
  • Il y a ses deux Tours, Jolene et Alma Wheatley, ses deux piliers, ses deux modèles, deux âmes blessées par la vie et qui, par leur force et leur générosité, vont contribuer à ce que la chrysalide Beth devienne ce papillon génial admiré de tous.
  • Il y a ses deux Cavaliers, Harry Beltik et Benny Watts. Ils vont la bousculer, l'éreinter, la pousser au-delà de ses limites, beaucoup l'aimer aussi. Ils ne ménageront aucun effort. La victoire de leur Dame n'est pas négociable et leur fidélité sera inestimable.
  • Il y a ses deux Fous, l'alcool et les tranquillisants, la lame à double tranchant, faux alliés et pires ennemis.
  • Il y a les pions, tous les personnages secondaires qui vont traverser l'échiquier et participer d'une manière ou d'une autre au résultat de la partie, comme M. Shaibel.
  • Et enfin, il y a le Roi à mettre en échec, le champion russe Vasily Borgov.
Ce très beau roman, sensible et émouvant lorsqu'il aborde les dépendances (alcool, médicaments, jeux d'argent), éclaire sur le monde des échecs, sur sa misogynie, et sur l'état d'esprit des joueurs, tous plus ou moins fragilisés ou éprouvés psychologiquement par leur solitude et par la férocité des compétitions et de leurs enjeux. Walter Tevis mène jusqu'à la dernière page suspense et intensité, et c'est avec grand regret que l'on quitte son inspirante héroïne, Beth Harmon.

mercredi 23 juin 2021

"Il faut qu'on parle de Kevin" de Lionel Shriver (J'ai lu)


Prix Orange 2005

Lionel Shriver, née Margaret Ann Shriver en 1957 à Gastonia en Caroline du Nord, est une femme de lettres et journaliste américaine. Elevée dans une famille dominée par les valeurs religieuses importantes (son père était pasteur presbytérien), elle changea de prénom à l'âge de quinze ans, forte de sa conviction selon laquelle les hommes avaient la vie plus facile que les femmes. Lionel Shriver a fait ses études au collège Barnard ainsi qu'à l'Université Columbia. Elle vit ensuite à Nairobi, Bangkok et Belfast avant de s'installer à Londres. Elle est mariée avec le batteur de jazz Jeff Williams.

Lionel Shriver est l'auteure de neuf romans. En 2005, elle remporte le Prix Orange pour la fiction "Il faut qu'on parle de Kevin", un roman à suspense avec une étude approfondie sur l'influence de l'ambivalence maternelle sur la décision du personnage de Kevin d'assassiner sept étudiants de son école. Le livre a créé de grandes controverses avant de devenir un succès. 

En 2011 sort en salles "We Need to Talk about Kevin", film britannico-américain réalisé par Lynne Ramsay, avec Tilda Swinton, Ezra Miller et John C. Reilly. 


"Ecrire est une façon de résister. Il ne s'agit pas seulement de commenter ou d'imiter la réalité, mais de créer sa propre réalité. Et cela me met en colère qu'on me dise comment je dois créer mes personnages dans mon propre monde : cela m'appartient, c'est ma réalité, c'est ma réalité, et donc allez vous faire foutre."
Lionel Shriver

L'histoire :

Novembre 2000

Alors que son fils Kevin purge sa peine en prison, Eva entame une correspondance effrénée avec Franklin, son ex-mari et père de Kevin. Comme un exutoire, ses lettres se muent très vite en journal intime dans lequel elle couche, avec force détails, toutes les images et les réflexions qui lui viennent à l'esprit, les souvenirs et les anecdotes tour à tour drôles ou émouvants, nostalgiques ou visionnaires, tendres ou cruels.

"Il faut qu'on parle de Kevin". Dévorée par la culpabilité, Eva veut comprendre pourquoi elle n'a jamais pu aimer son fils, pourquoi sa famille en est arrivée là, pourquoi des tueries perpétrées dans les écoles par des gamins comme Kevin deviennent récurrentes aux Etats-Unis.

Il y a exactement un an et huit mois, Kevin, alors âgé de seize ans (moins trois jours), a massacré à l'arbalète neuf personnes parmi lesquelles des camarades de classe...

Mon avis :

Un roman dérangeant - très dérangeant - qui s'empare de nous jusqu'au dernier mot et nous enveloppe d'un voile de noirceur et de pessimisme. A travers le personnage d'une mère accablée, écartelée par des sentiments contradictoires, mais qui s'efforce malgré tout de garder la tête haute, Lionel Shriver s'interroge sur la société américaine, sur sa violence, sur les limites des services sociaux et éducatifs. Elle développe sa réflexion autour de la maternité, des injonctions sociétales, de la parentalité au sein d'une famille dysfonctionnelle. Elle se méfie du fameux "instinct maternel" et porte une attention toute particulière à la relation mère-fils.

Un texte incandescent et d'une rare intelligence dont on ressort totalement ébranlé. Magnifique !!!

mercredi 16 juin 2021

"Dites-leur que je suis un homme" de Ernest J Gaines (Liana Levi)

Grand Prix de la critique américaine 1994
(National Book Critics Circle Award)

Ernest J. Gaines est né en 1933 dans une plantation de Louisiane. A neuf ans, il y ramasse des pommes de terre pour 50 cents par jour. "Enfant, comme les anciens n'étaient pas allés à l'école, je lisais et écrivais leurs lettres... D'une certaine manière, c'est là que tout est né, je continue à écrire leurs lettres", se souvient l'écrivain. A quinze ans, il quitte le Sud pour rejoindre la Californie. Durant ses études, il dévore les nouvelles de Maupassant, les classiques russes, mais regrette que "son monde" ne figure pas dans les livres. Il décide donc d'écrire pour le mettre en scène. Son premier roman, "Catherine Carmier", paraît en 1964. Plusieurs recueils et romans suivront, notamment "D'amour et de poussière" (1967) et, en 1971, "Autobiographie de Miss Jane Pittman", qui l'imposera aux Etats-Unis. "Colère en Louisiane" (1983) sera adapté au cinéma par le réalisateur Volker Schlöndorff. 

Ernest J. Gaines est considéré comme un des auteurs majeurs du "roman du Sud". Le Grand Prix de la critique américaine (National Book Critics Circle Award), décerné en 1994 à "Dites-leur que je suis un homme", ainsi qu'une nomination pour le Prix Nobel de littérature en 2004 (qu'il manqua d'une seule voix), récompensent l'ensemble d'une oeuvre magistrale. Ernest J. Gaines est mort en 2019 dans sa maison d'Oscar, en Louisiane, à l'âge de 86 ans.

L'histoire :

Louisiane, années 1940

Il n'aurait jamais dû monter dans la voiture. Il n'aurait jamais dû les accompagner dans l'épicerie. Mais Jefferson est un gamin naïf. Bien sûr, les choses ont mal tourné. Ses deux acolytes ont sorti leur arme. Le marchand de vin aussi. Tous les trois sont morts.

Pour le shérif, l'affaire est claire. Trois jeunes voyous noirs ont braqué un commerçant blanc respectable qui s'est défendu. Qu'il soit armé ou non n'a guère d'importance, Jefferson, seul survivant de cette tuerie, était là, donc il est coupable. C'est ce qu'au procès les jurés, douze hommes blancs, vont décider aussi.

Pour Emma, la marraine de Jefferson, ce n'est pas tant la condamnation à mort qui est le pire à entendre, mais c'est cette parole malheureuse, dégradante de l'avocat du garçon : "Quelle justice y aurait-il à prendre sa vie ? Quelle justice, messieurs ? Enfin, autant placer un porc sur la chaise électrique !"

"J'veux pas qu'ils tuent un porc, a-t-elle dit. J'veux qu'il aille à la chaise comme un homme sur ses deux pieds." Dans l'attente insupportable de la date d'exécution, Emma continue de se battre. Pas pour sauver la vie de son filleul, c'est impossible, mais pour sauver son âme. Elle charge Grant, l'instituteur du quartier, le lettré, de rappeler à Jefferson, mais aussi aux policiers, aux avocats, au juge, aux jurés, aux voisins, au monde entier s'il le faut, que c'est un homme qui va mourir. Pas un animal.

La tâche est lourde pour Grant. Comment mener à bien cette mission qu'il est contraint d'accepter ? A quels arguments peut-il faire appel ? Qu'est-ce que cela veut dire, au juste, être un homme ?

Extrait :
    - Tout ce que tu m'as fait gagner en m'envoyant faire des études, tu me le reprends, ai-je dit à ma tante.
    Elles regardaient le feu, et j'étais debout derrière elles avec le panier.
    - L'humiliation que j'ai dû subir en allant dans la cuisine de cet homme. Les heures que j'ai attendues pendant qu'ils mangeaient, buvaient et bavardaient entre eux avant de daigner venir me voir. Aller à la prison maintenant. Les regarder poser leurs sales pattes sur la nourriture. Me faire fouiller chaque fois comme si j'étais un criminel de bas étage. Peut-être qu'aujourd'hui ils voudront regarder dans ma bouche, ou dans mes narines, ou me feront déshabiller. Tout est bon pour m'humilier. Toutes ces choses auxquelles tu as voulu que j'échappe en allant à l'université. Il y a des années, le professeur Antoine m'a averti que si je restais ici, ils me briseraient pour faire de moi le nègre que ma naissance m'avait destiné à être. Mais il ne m'a pas dit que ma tante allait les aider.

Mon avis :

Ernest J. Gaines pose cette vaste question, à la fois philosophique, sociale, morale et spirituelle, avec toute sa complexité et la multiplicité des réponses possibles. Pour sa réflexion, l'écrivain américain situe son histoire dans un lieu qu'il connaît bien, la Louisiane, au sein d'une petite communauté noire d'une plantation de canne à sucre près de Bayonne (ville fictive).


Qu'est-ce qu'être un homme ? Une question qui devrait s'adresser à l'ensemble du genre humain sans distinction, mais de laquelle, pourtant, divergent de nombreuses ramifications. Notamment celle-ci : qu'est-ce qu'être un homme noir dans les années 1940, dans le Sud des Etats-Unis où, après l'esclavage, sévit la ségrégation raciale menant à un racisme d'une violence inouïe ?

Qui suis-je ? Quelle est mon identité ? Que puis-je espérer ? Quelle est ma force ? Faut-il être un héros et faut-il être mort pour être un homme ? Suis-je ce que l'instruction a fait de moi ? La narration à la première personne du singulier permet de nous identifier au personnage principal, Grant, celui qui est allé à l'université et qui enseigne à son tour car c'est le seul métier qu'un Noir instruit puisse exercer. Quel devrait être le rôle de l'éducation pour ces nouvelles générations de filles et fils d'esclaves, aspirant légitimement à la liberté et qui osent relever la tête devant les Blancs ? Les dialogues entre les personnages s'enchaînent, mordants, efficaces, sincères.

Un roman remarquable de dignité, d'intelligence et d'humanité !!! 

    "Nous, les hommes noirs, nous avons échoué à protéger nos femmes depuis l'époque de l'esclavage. Nous restons ici dans le Sud et nous sommes brisés, ou nous nous sauvons en les laissant seules pour s'occuper d'elles-mêmes et des enfants. Aussi, chaque fois qu'un garçon naît, ils espèrent que ce sera lui qui brisera le cercle vicieux - mais il ne le fait jamais. Parce que même s'il veut le briser, s'il tente de le faire, le fardeau est trop lourd, à cause de tous ceux qui se sont enfuis en laissant de leur."

mercredi 9 juin 2021

"Underground Railroad" (Livre de Poche) et "Nickel Boys" (Albin Michel) de Colson Whitehead

Colson Whitehead est un journaliste et romancier américain né en 1969 à New York. Il est le quatrième écrivain, après Booth Tarkington, William Faulkner et John Updike, à remporter deux fois le Prix Pulitzer pour des fictions, en 2017 et en 2020, pour "Underground Railroad" et "Nickel Boys".

✤✤✤✤✤

"Underground Railroad"

L'histoire :

Cora est fille et petite-fille d'esclaves. Sa grand-mère, Ajarry, est morte d'épuisement dans les champs de coton des Randall, en Géorgie, si loin de son Afrique natale et de ceux qu'elle aimait. Sa mère, Mabel, est née à la plantation où, plus tard, seule, une nuit d'hiver, elle lui donna naissance. Dix années de douleur et d'asservissement s'étaient écoulées lorsque Mabel s'évada, abandonnant sa fille à la violence et à la barbarie des oppresseurs autant qu'à celles des opprimés prêts à toutes les trahisons pour survivre.

Bâtie par le vieux Randall, la plantation appartenait aujourd'hui à ses deux fils, James et Terrance. Le côté nord du domaine était dirigé par Terrance, cruel et sans pitié. James, un peu plus sensible et indulgent, avait en charge le côté sud, celui de Cora. A la mort prématurée de James, Terrance hérita de l'entièreté de l'exploitation et fit régner la terreur. 

Forte, battante, avide de justice et de liberté, Cora se forgea un caractère et une solide réputation. Livrée à elle-même à dix ans, violée à quatorze, mariée à quinze, victime et témoin d'atrocités, à seize ans, elle s'enfuit à son tour, comme sa mère six années plus tôt, vers le Nord, grâce à une poignée d'hommes et de femmes courageux et grâce au fameux chemin de fer clandestin, l'Underground Railroad. Ce n'était donc pas une légende. Mais l'autre monde sera-t-il réellement meilleur ?

Mon avis :
Traquée sans fin, d'un Etat à un autre, de l'esclavage à la ségrégation, d'une persécution à une autre, d'une oppression à une autre, d'une humiliation à une autre, d'une souffrance à une autre, d'une trahison à une autre, à chaque instant risquer de tout perdre pour le fol espoir d'une lumière au bout du tunnel... Une odyssée éblouissante !!!

La série "The Underground Railroad" (2021), adaptée du roman par Barry Jenkins, avec Thuso Mbedu, Chase Dillon, Joel Edgerton et Aaron Pierre, est actuellement disponible sur Amazon Prime Video.

✤✤✤✤✤

"Nickel Boys"

Pour écrire son livre "Nickel Boys", Colson Whitehead s'est inspiré de l'histoire de la Dozier School for Boys, centre correctionnel de rééducation pour jeunes détenus mineurs, à Mariana, en Floride, où de jeunes Noirs ont été persécutés entre 1900 et 2011. 

Fermée en 2011, officiellement pour des raisons économiques, la Arthur G. Dozier School for Boys, fondée en 1900, a fait l'objet d'une enquête dès 2008 suite à des déclarations d'anciens membres de l'école qui dénonçaient des traitements inhumains infligés aux enfants pendant des années, notamment dans une annexe de l'établissement, surnommée la "Maison Blanche". 

Jusqu'à aujourd'hui, la campagne de fouille a mis à jour trente-et-
une tombes situées dans les dépendances du pensionnat, ainsi que vingt-quatre autres sépultures datant de la première moitié du XXe siècle. Il semble qu'aucun coupable ne fasse l'objet d'une action en justice.

Colson Whitehead a écouté les témoignages d'anciens élèves, lu tous les articles de presse et consulté le site internet des survivants de Dozier. "Nickel Boys" est à la fois un travail de mémoire pour les enfants martyrisés, et un témoignage du combat de ceux qui ont engagé leur vie pour défendre les droits civiques.

"La découverte des corps représentait une complication coûteuse pour la société immobilière qui attendait la validation de l'étude environnementale, ainsi que pour le procureur de l'Etat, qui venait de clore une enquête sur les histoires de maltraitances. Il allait falloir en lancer une nouvelle, établir l'identité des victimes et la cause de leur mort, et personne n'était capable de déterminer quand on pourrait enfin raser, nettoyer et effacer ce lieu des mémoires, même si tout le monde s'accordait à dire qu'il était grand temps."

L'histoire :

Floride, 1962
Elwood Curtis est un jeune de son temps, enflammé par les discours de paix et de liberté du Révérend Martin Luther King. Abandonné par ses parents à huit ans mais élevé avec amour par sa grand-mère Harriet, sérieux, poli, travailleur, l'adolescent est promis à de brillantes études à l'université ouverte aux gens de couleur. Mais son destin va brutalement basculer en enfer. Accusé d'un vol qu'il n'a pas commis, Elwood est envoyé à la Nickel Academy, de sinistre réputation.

Quelques décennies plus tard, Elwood vit à New York, il est chef d'entreprise, il est marié, il est heureux. De loin, il a toujours pris des nouvelles de ses camarades de Nickel tout en se tenant à l'écart des réunions d'anciens ou d'éventuelles retrouvailles. Mais depuis la découverte, en 2014, du cimetière clandestin dans la partie nord du campus de Nickel, trois ans après la fermeture des lieux, et après la fouille du cimetière officiel de l'école, les fantômes du passé hantent à nouveau les jours et les nuits d'Elwood. Il sait qu'il est temps de revenir dans cet endroit de cauchemars...

Mon avis :
Des actes totalement insupportables et des victimes qu'il ne faut pas oublier. Colson Whitehead les révèle avec pudeur et délicatesse, sans pour autant estomper la réalité, la gravité et la cruauté des faits et des responsabilités. Par ailleurs, il nous fait don d'une bouleversante histoire d'amitié...

Dans ces deux récits, "Underground Railroad" et "Nickel Boys", Colson Whitehead dresse un état des lieux sans concession de la violence passée et contemporaine qui marque la société américaine.

Deux Prix Pulitzer... Deux romans militants...
                Deux histoires poignantes... Deux coups de ♡...

jeudi 3 juin 2021

"Avenue des Géants" de Marc Dugain (Folio)

Marc Dugain, né au Sénégal en 1957, est un romancier, scénariste, réalisateur et auteur de séries français très prolifique. Il construit depuis 1999 une oeuvre littéraire avec des romans qui mettent en avant des personnages très variés dans des circonstances très différentes, comme un jeune officier français défiguré par un obus au tout début de la Première Guerre mondiale ("La Chambre des officiers", 1998, récompensé par vingt prix littéraires et adapté au cinéma en 2001 par François Dupeyron), un homme d'affaires britannique dépressif ("Campagne anglaise", 2000), une histoire de résistance racontée à la première personne ("Heureux comme Dieu en France", 2002), la vie de J. Edgar Hoover ("La Malédiction d'Edgar", 2005), l'URSS de Staline et le naufrage du sous-marin Koursk sous le gouvernement de Poutine ("Une exécution ordinaire", 2007), le monde politique américain ("Ils vont tuer Robert Kennedy", 2017). En 2019, il publie un roman d'anticipation, "Transparence" (Gallimard).

Dans "Avenue des Géants" (2012), Marc Dugain retrace la vie du tueur en série américain Edmund Kemper. Edmund Emil Kemper est né en 1948 en Californie. Impressionnant par sa taille (2,06 m), son poids (136 kg), son QI supérieur à 140 et son excellente mémoire, il est accusé de dix crimes, dont ceux de ses grands-parents et de sa mère. Il pourrait avoir inspiré en partie le personnage d'Hannibal Lecter ("Le silence des agneaux", roman de Thomas Harris (1988) et film de Jonathan Demme (1991) avec Anthony Hopkins et Jodie Foster).

Actuellement emprisonné à la Prison d'Etat de Vacaville (Californie), Kemper est le premier tueur en série interrogé par les profileurs Robert Ressler et John E. Douglas dans le cadre d'un programme d'entretiens du FBI avec trente-six tueurs en série et criminels sexuels afin d'apprendre à mieux les cerner.

Les livres de John E. Douglas et Mark Olshaker, "Dans la tête d'un profileur" et "Le tueur en face de moi" (Michel Lafon) ont guidé la série télévisée américaine "Mindhunter", créée par Joe Penhall, produite par David Fincher et Charlize Theron et diffusée sur Netflix. L'interprétation de l'acteur américain Cameron Britton dans le rôle d'Ed Kemper y est stupéfiante.

L'histoire :

Cela fait près de trente ans maintenant qu'elle lui rend visite en prison invariablement une fois par mois. Elle lui apporte des livres. C'est un lecteur compulsif. Tout a commencé avec "Crime et Châtiment".

Pour elle, il ne ressent rien. Il ne l'aime pas, il ne la déteste pas, elle l'agace parfois, mais elle est la seule à se déplacer pour lui. Pour lui, elle a dépassé sa timidité et a contacté différents journaux.

Il se voyait déjà critique littéraire. Il en a les compétences, et avec sa notoriété, il pensait l'affaire conclue. Ce n'est pas le cas. Au mieux, on lui confie les polars, genre mineur auquel il refuse de s'abaisser. Il décide donc d'écrire ses Mémoires...

Mon avis :

Cette autobiographie fictive, très proche néanmoins des faits réels, présente un meurtrier d'une grande intelligence, manipulateur hors du commun, d'une cruauté, d'une froideur et d'une apathie glaçantes. Marc Dugain nous place dans la tête du tueur, l'un des plus terrifiants que les Etats-Unis aient connu. A travers le regard et les souvenirs d'Al Kenner (inspiré d'Ed Kemper), nous suivons non seulement son parcours chaotique et criminel, mais nous traversons également l'histoire américaine des années 1970 : de l'assassinat de JFK à l'élection de Ronald Reagan en tant que gouverneur de Californie, en passant par la guerre du Vietnam, le mouvement hippie, la communauté de Charles Manson, les débats sur la peine de mort et les débuts de la criminologie et des sciences comportementales. Marc Dugain nous épargne les détails sordides. A aucun moment il ne rend le personnage d'Al Kenner sympathique. On lui en sait gré.

Totalement captivant !!!