mercredi 30 décembre 2020

Décembre 2020 - "Voyage dans l'Histoire"

 

"Nord et Sud" de Elizabeth Gaskell (Points - Grands romans)

Elizabeth Gaskell (1810-1865) fait partie de la talentueuse cohorte des romancières anglaises du XIXe siècle, aux côtés de Jane Austen, Charlotte, Emily et Anne Brontë, et George Eliot. Fille et femme de pasteurs unitariens, elle découvre à Manchester la misère ouvrière. "Mary Barton" (1848) est un plaidoyer pour la réconciliation des classes grâce à l'influence des femmes, mais aussi une des premières évocations de la révolte dans le monde ouvrier. 

Ce roman vaut à l'auteure les foudres du patronat anglais mais l'amitié de Charles Dickens. Ce dernier l'embauche dans son journal Household Words où elle publie "Cranford" (1853), chronique villageoise pleine de finesse et d'humour qui connait un immense succès, puis "Nord et Sud" (1855), où l'Angleterre traditionnelle rencontre la modernité des régions industrialisées à travers l'idylle qui se noue entre une fille de pasteur et un jeune industriel. La même hantise de tout ce qui sépare (le Nord du Sud, les riches des pauvres, la ville de la campagne, les vieux des jeunes, les femmes entre elles) se retrouve dans "Ruth" (1853), histoire moralisatrice d'une fille-mère en faveur de l'égalité sexuelle. Elle écrit aussi de nombreuses nouvelles ("Cousine Phyllis").

Outre Charles Dickens, Elizabeth Gaskell se lie aussi d'amitié avec George Eliot, avec qui elle entretient une correspondance, avec Charlotte Brontë, dont elle écrira la biographie après sa disparition ("Life of Charlotte Brontë", 1857), et avec Florence Nightingale.

Une crise cardiaque l'emporte brutalement en 1865, à cinquante-cinq ans, et interrompt la publication de son dernier livre et son projet le plus ambitieux, "Epouses et Filles", qui paraissait en feuilleton dans le Cornhill Magazine.

L'histoire :

Margaret Hale, fille de pasteur, a été élevée avec beaucoup de bienveillance à Londres, chez sa tante maternelle, Mrs Shaw, veuve d'un général, et sa cousine Edith. Cette dernière, à dix-neuf ans, vient d'épouser le jeune et beau capitaine Lennox. Aussi, Margaret s'en retourne-t-elle au presbytère de ses parents, à Helstone, charmant village de la campagne verdoyante du Sud de l'Angleterre.

Loin de regretter le luxe, la mode et le bruit de Londres, Margaret apprécie la plénitude des journées, le calme, la beauté et l'air pur de la nature, les longues marches à travers les bois et les champs par tous les temps, et la gentillesse des paroissiens.

Pourtant, quelques saisons ont passé et Margaret n'a pu que constater la maussaderie de sa mère, son ennui dans cette contrée reculée, et l'attitude étrange de son père, constamment pensif et soucieux. Un soir, Mr Hale se confie enfin à sa fille.

Ses doutes, non sur sa Foi mais sur sa tâche au sein de l'Eglise anglicane, sont si profonds qu'il a donné sa démission. Dans deux semaines, la famille devra quitter Helstone et le Hampshire. Un des amis de Mr Hale lui a proposé un poste de précepteur à Milton-Northern, dans le Darkshire.

Le choc est brutal et douloureux pour Mrs Hale. Certes, l'agitation de la capitale lui manquait parfois. Mais jamais elle ne s'imaginait devoir un jour respirer les fumées des usines et des manufactures, ni vivre entre les murs noircis des modestes maisons industrielles du Nord de l'Angleterre, ni perdre son statut social et ses domestiques, ni ne plus voir le respect et l'affection dans le regard des autres mais le mépris et l'humiliation.

Tandis que Mr Hale et Margaret recherchent en ville le plus agréable logis possible qui apaiserait le désarroi de leur épouse et mère, Mrs Hale se repose du voyage dans un hôtel de la station balnéaire de Heston, à quelques kilomètres de Milton. C'est au salon de ce gîte que Margaret rencontre pour la première fois Mr Thornton, riche industriel et futur employeur de son père...

"Il fallait bien les jolies tapisseries claires des chambres pour réconcilier les Hale avec Milton. Il en eût fallu davantage - mais c'est impossible. Les épais brouillards jaunes de novembre s'étaient installés ; et la vue de la plaine dans la vallée, enserrée dans la courbe du fleuve, était masquée lorsque Mrs Hale arriva dans son nouveau domicile."

Mon avis :
L'histoire d'amour que l'auteure met habilement en premier plan est un charme qui opère délicieusement et nous envoûte à merveille pour mieux nous entraîner vers le fond même du roman. Elizabeth Gaskell dénonce avec force les travers de son époque, l'Angleterre victorienne. Elle dénonce une révolution industrielle au seul profit de l'argent, au seul profit d'une poignée d'hommes, au mépris de l'humain et au mépris de l'environnement. Elle dénonce, bien sûr, la condition des femmes qui, elles, ne bénéficient d'aucune révolution, et pose l'une des premières pierres à l'édifice du féminisme. Les peintures qu'elle nous offre de la luxuriante campagne du Sud sont ravissantes et poétiques. Quant aux scènes de la vie industrielle, inspirées de Manchester et sa banlieue, sont bouleversantes de réalisme. Une oeuvre remarquable et stupéfiante de modernité !

mercredi 23 décembre 2020

"Un bûcher sous la neige" de Susan Fletcher (J'ai lu)

Susan Fletcher est née à Birmingham en 1979. Son premier roman, "La fille de l'Irlandais" (2004), a été couronné par deux prix littéraires les plus prestigieux attribués en Grande-Bretagne : le Whitbread et le Betty Trask Award. Elle publie ensuite "Avis de tempête" (2007), "Un bûcher sous la neige" (2010) et "Les reflets d'argent" (2012). Elle est aussi chercheuse à l'Université de Worcester et vit à Stratford-Upon-Avon.

***

Un peu d'Histoire de l'Ecosse...

XIVe siècle - XVe siècle :
Au cours de la guerre de Cent ans, l'Ecosse s'engage avec les Stuart dans l'alliance française. Le pays entre dans une longue période de convulsions internes.

XVIe siècle :
La réforme religieuse de John Knox fait de nombreux adeptes dans l'aristocratie qui s'oppose alors à la monarchie, demeurée catholique.

1567 :
La reine Marie Stuart doit abdiquer en faveur de son fils Jacques VI.

1603 :
A la mort d'Elisabeth 1ère, celui-ci devient roi d'Angleterre sous le nom de Jacques 1er, réunissant à titre personnel les Couronnes des deux royaumes. Son autoritarisme en matière religieuse et en politique le rend très impopulaire.

1625 :
Son fils, Charles 1er, lui succède. Très vite, le roi se heurte au Parlement, où s'organise l'opposition puritaine.

1629-1639 :
Charles 1er gouverne sans Parlement avec les deux ministres Strafford et Laud.

1639 :
La politique religieuse favorable à l'anglicanisme provoque le soulèvement de l'Ecosse presbytérienne.

1640 :
Pour obtenir des subsides, le roi est obligé de convoquer le Long Parlement.

1642-1649 :
La révolte du Parlement aboutit à une véritable guerre civile, remportée par l'armée puritaine, dirigée par Olivier Cromwell.

1649 :
Charles 1er est exécuté.

1649-1658 :
Cromwell instaure le régime personnel du Protectorat, ou Commonwealth (1653), et triomphe des Provinces-Unies et de l'Espagne.

1658-1659 :
Son fils, Richard Cromwell, lui succède, mais démissionne peu après.

1660-1688 :
La dynastie Stuart est restaurée. Les règnes de Charles II (1660-1685), puis de son frère, Jacques II (Jacques VII pour les Ecossais, converti au catholicisme) (1685-1688), sont de nouveau marqués par des conflits avec le Parlement, ce qui suscite l'intervention de Guillaume d'Orange.

1688 :
A la suite de la révolution dite "glorieuse", Jacques II s'enfuit en France.

1689-1701 :
Le Parlement offre la Couronne à Marie II Stuart (fille de Jacques II, protestante) et à son mari, le Hollandais Guillaume d'Orange (Guillaume III).

1689 :
Déclaration des droits. Les libertés traditionnelles sont consolidées, tandis que les tendances protestantes s'accentuent.

13 février 1692 - Le Massacre de Glencoe :


Le Massacre de Glencoe s'est déroulé dans la vallée de Glen Coe, tôt dans la matinée du 13 février 1692, à l'époque de la Glorieuse Révolution et du jacobitisme. Le massacre débuta en trois endroits de Glen Coe : Invercoe, Inverrigan et Achacon, mais les meurtres s'étendirent à toute la vallée lors de la fuite des MacDonald. Trente-huit hommes du clan Donald de Glencoe furent tués par ceux à qui ils avaient accordé l'hospitalité et quarante femmes et enfants moururent de froid après l'incendie de leurs maisons. Les assassins, cent vingt hommes de troupe loyalistes, sous le commandement de Robert Campbell, avaient été envoyés par des conseillers du roi d'Angleterre Guillaume III pour collecter l'impôt. Ces hommes avaient été accueillis chez les habitants, cordialement reçus, avaient partagé leur table et leur logis pendant deux semaines. Le massacre de Glencoe devint un élément de propagande jacobite, qui devait trouver un écho particulier cinquante ans plus tard, lors des soulèvements de 1745.

1701 :
L'Acte d'établissement exclut les Stuart de la succession au profit des Hanovre.

1702-1714 :
Sous le règne d'Anne Stuart (soeur de Marie II Stuart et belle-soeur de Guillaume III), la guerre de la Succession d'Espagne renforce la puissance maritime anglaise.

1707 :
L'Acte d'union lie définitivement les royaumes d'Ecosse et d'Angleterre.

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L'histoire :

Ecosse, 18 février 1692

A Edimbourg, où il séjourne cet hiver, bruisse quelque horrible rumeur venue des Highlands. Un massacre d'une épouvantable violence aurait été perpétré à Glencoe. Par qui ? Pourquoi ? Pour des raisons politiques ? religieuses ? guerre de clans ? Curieux de connaître la vérité, le révérend irlandais Charles Leslie éprouve la nécessité de se rendre dans cette vallée sauvage et reculée.

Une semaine plus tard, l'ecclésiastique arrive à Inverary et s'installe dans une chambre bien chauffée d'une auberge modeste. Très vite, il apprend qu'une pauvresse a déjà été condamnée et attend l'heure de sa mort, enchaînée dans un cachot obscur, humide et crasseux. Elle était à Glencoe au moment des meurtres et son péché est d'avoir tout vu et entendu des noms qu'elle ne doit pas répéter. Dès que la fonte de la neige permettra au bois de brûler, elle périra sur le bûcher. Comme une sorcière. Car elle en est une, c'est une évidence. Malgré sa répugnance envers ces créatures du Diable, le révérend Leslie tient à recueillir son témoignage...

Mon avis :

Sur fond de faits réels (le massacre de Glencoe le 13 février 1692) et de conflits politiques et religieux majeurs en Ecosse à cette époque, Susan Fletcher mêle habilement plusieurs genres littéraires pour amener une réflexion fouillée sur la condition des femmes au XVIIe siècle.

Corrag, "la sorcière", "la gueuse", "la putain", livre de sa vie et des terribles épreuves que subirent sa grand-mère, sa mère et elle-même, femmes sans père et sans mari, libres, ingénieuses et clairvoyantes, un récit sublime, intime et poignant.

Quant au révérend Leslie, les confidences qu'il partage avec son épouse bien aimée, restée en Irlande, à travers leur correspondance, vont révéler en lui sa part d'ignorance et mettre à mal nombre de ses certitudes.

Un très beau roman, sensible, bouleversant, émouvant. On le referme la gorge serrée. Coup de 💖!

mercredi 16 décembre 2020

"L'allée du Roi" de Françoise Chandernagor (Folio)

Françoise Chandernagor est une femme de lettres française, née en 1945 à Palaiseau (Essonne) dans une famille de maçons creusois alliés aux descendants d'un esclave indien affranchi. Mère de trois enfants, elle a toujours partagé sa vie entre Paris et le Limousin.

Après un diplôme de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris et une maîtrise de droit public, elle entre à vingt-et-un ans à l'Ecole Nationale d'Administration (ENA), d'où elle sort deux ans plus tard "major" de sa promotion. Elle est la première femme à obtenir ce rang. Elle intègre alors le Conseil d'Etat où elle va exercer différentes fonctions juridictionnelles, notamment celles de Rapporteur Général, chargé du rapport public, mais également, à l'extérieur du Conseil d'Etat, des responsabilités administratives dans le domaine économique.

Parallèlement, elle accepte à titre bénévole des missions dans divers organismes caritatifs ou culturels ; elle assure notamment la vice-présidence de la Fondation de France jusqu'en 1988. En 1994, elle quitte l'administration pour se consacrer à l'écriture.

Depuis 1981, date à laquelle elle a publié "L'allée du Roi", Françoise Chandernagor a écrit douze romans (parmi lesquels "La Sans Pareille", "L'archange de Vienne", "L'enfant aux loups", "L'enfant des Lumières", "La première épouse", "La chambre", "Couleur du temps") ; les uns peignent la société contemporaine, les autres sont des romans "dans l'Histoire". Plusieurs ont été traduits dans une quinzaines de langues, et deux d'entre eux - "L'allée du Roi" et "L'enfant des Lumières" - ont fait l'objet d'adaptations télévisuelles. Elle a aussi publié trois essais ("Maintenon", "Liberté pour l'histoire" en collaboration avec Pierre Nova, "Quand les femmes parlent d'amour") et une pièce de théâtre ("L'allée du Roi", représentée à Bruxelles en 1993-1994 et en 2008 avec Jacqueline Bir ; à Paris en 1994-1995 avec Geneviève Casile et en 2009 avec Marie-Christine Barrault).

Depuis 1995, Françoise Chandernagor est membre de l'Académie Goncourt.

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Louis XIV le Grand, dit le Roi-Soleil (1638-1715), roi de France (1643-1715), de la dynastie des Bourbons, fils de Louis XIII et d'Anne d'Autriche.

Devenu roi à l'âge de cinq ans, celui qu'on appellera le "Roi-Soleil" est marqué par les troubles de la Fronde et subit l'influence de sa mère Anne d'Autriche, la Régente, et de son conseiller, le cardinal Mazarin. A la mort de ce dernier, le jeune roi affirme sa volonté de gouverner seul (absolutisme). Aidé de Colbert, Louis XIV s'attelle à l'unification et à la centralisation du gouvernement et de l'administration. Chef de l'Eglise de France, il révoque l'édit de Nantes promulgué par son aïeul et persécute les protestants, dont il provoque l'exode massif.

Protecteur des arts et des lettres, il fait de Paris et de Versailles, où il fixe sa cour, des hauts lieux du classicisme, qui voient une floraison exceptionnelle d'artistes (Le Brun, Le Nôtre...) et d'écrivains (Racine, Boileau, Molière...).

A l'extérieur, son action est motivée par un souci de renforcer les frontières stratégiques du royaume, la défense du catholicisme en Europe et des prétentions à la couronne d'Espagne. Disposant d'une diplomatie et d'une armée sans rivales, il trouve en un certain nombre de grands militaires, comme Turenne et Vauban, et en Louvois, son ministre de la Guerre, les artisans de sa politique.

Le XVIIe siècle européen est souvent nommé le "Siècle de Louis XIV" tant il est vrai qu'il y a laissé son empreinte glorieuse. Pourtant, quand il meurt au bout d'un règne de soixante-douze ans, il laisse un royaume exsangue.


Madame de Maintenon, née Françoise d'Aubigné, ou plus rarement d'Aubigny (1635-1719), épouse morganatique de Louis XIV, est la petite-fille du poète Agrippa d'Aubigné. Sa jeunesse est marquée par l'emprisonnement de son père, Constant, faux-monnayeur et assassin, et par un exil en Martinique (1645-1647). Elle est éduquée par une tante dans le calvinisme puis confiée à une autre parente, catholique. Placée chez les Ursulines, elle abjure le protestantisme (1649). En 1652, elle épouse le romancier, poète et dramaturge français Paul Scarron.

Devenue veuve (1660), elle est prise sous la protection de Madame de Montespan et devient gouvernante des bâtards royaux (1669). Intelligente et réfléchie, elle est appréciée de Louis XIV auprès duquel elle s'emploie à jouer le rôle d'une "sultane de conscience". Titrée marquise de Maintenon (1674), elle devient dame d'atours de la Dauphine en 1680. Son influence grandissant, elle ramène Louis XIV à ses devoirs d'époux en ruinant les faveurs de Madame de Montespan, et à ses devoirs de chrétien.

Après la mort de la reine, elle épouse secrètement le roi (1683) et continue de mener une vie discrète et dévote. Consultée par le roi sur les affaires, elle a exercé une influence politique qui reste difficile à évaluer et qui a été surestimée : si elle a, sans conteste, imposé l'austérité à la Cour et influé sur la politique religieuse du roi, encourageant la persécution des protestants et approuvant la révocation de l'édit de Nantes (1685), elle n'a, en revanche, fait que pousser discrètement ses sympathies (Fénelon, Louis Antoine de Noailles).

Après la mort de Louis XIV (1715), elle se retire à Saint-Cyr, dans la Maison royale de Saint-Louis, qu'elle avait fondée en 1686 pour assurer l'éducation des jeunes filles pauvres appartenant à la noblesse. Elle y décède en 1719, quatre ans après le roi, à l'âge de quatre-vingt-trois ans.

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L'histoire :

A plus de quatre-vingts ans, Madame de Maintenon vit retirée à Saint-Cyr, dans la douce quiétude de la Maison royale de Saint-Louis. En cette fin d'après-midi, elle écrit ce qui sera sans doute son dernier manuscrit qu'elle destine à la future jeune femme que deviendra Marie de la Tour, aujourd'hui pensionnaire de Saint-Cyr, petite fille intelligente, curieuse et malicieuse, à qui la Marquise s'est attachée, et qui ressemble en bien des points à l'enfant que fut Françoise d'Aubigné. Dans sa lettre, Madame de Maintenon se souvient de son long et remarquable destin.

Françoise d'Aubigné naît en 1635 à la prison de Niort où son père, Constant d'Aubigné, voleur et assassin, purge sa peine. Sa mère, Jeanne, sans le sou, enceinte et deux fils aînés à nourrir, a trouvé refuge chez un des gardiens où elle accouche d'une fille qu'elle haïra jusqu'à sa mort, mais, catholique, elle fait baptiser le bébé.

Confiée aux Villette, ses oncle et tante, huguenots farouches, couple sévère mais bienveillant, Françoise passe une enfance heureuse dans la campagne poitevine.

"Cette pastorale peut sembler sans ragoût à des esprits relevés. Rien n'est ennuyeux à contempler comme le bonheur et la vertu. Cependant, j'ai été plus heureuse dans ce temps qu'en aucun autre de ma vie et, si j'avais eu seulement la moitié de la dot que reçurent mes cousines, j'aurais avec plaisir poursuivi cette vie-là dans quelque château du voisinage, épousant, comme elles, un Fontmort ou un Sainte-Hermine. Dieu ne le voulut pas ainsi et me réservait pour un autre destin."

A huit ans, son père gracié, Françoise est reprise par ses parents. La famille embarque pour un triste séjour en Martinique, puis un retour à La Rochelle, quatre années plus tard, dans la misère absolue. De nouveau remise aux bons soins des Villette, l'enfant y reçoit une éducation huguenote plus poussée encore que la première fois. Sa marraine, Madame de Neuillan, fervente catholique, en a ouï-dire et obtient de la reine-mère Anne d'Autriche une lettre de cachet pour récupérer la fillette. Cette dernière n'est pas docile. Dure, impatiente et lasse de son rôle d'éducatrice, Madame de Neuillan envoie sa filleule rebelle chez les Ursulines à Niort, mais, du fait de frais de pension impayés, Françoise revient chez elle. La petite sera parfaite pour travailler à l'écurie.

L'hôtel de Neuillan, à Niort, ne désemplit pas. Tous les beaux esprits de la province y accourent. Françoise d'Aubigné s'apprivoise, observe, écoute, apprend beaucoup sur la géométrie, la géographie, l'astronomie, découvre le grec et le latin, lit des romans, et retient les noms de tous ces "Jean-des-lettres" tels que Pascal, Balzac, Ménage ou Clérambault. Mais, obéissant à sa marraine qui trouve ces lectures dangereuses, l'adolescente doit y renoncer à contre-coeur, et retourner chez les Ursulines, à Paris cette fois. 

La jeune Françoise d'Aubigné ignore alors que d'ici peu, elle sera présentée à Monsieur Scarron, grand érudit, la plume la plus célèbre de la capitale et auteur d'un roman burlesque, "Le Roman comique", dont le Tout-Paris parle...

"Telle quelle, je plus et ma personne finit auprès de Monsieur Scarron ce que mes lettres avaient commencé. Il fut assez touché pour s'inquiéter de mon avenir. J'étais sans dot et sans parents. Il y avait donc peu d'apparence qu'un homme me recherchât en mariage ni qu'un couvent m'acceptât. Je n'avais pas encore fait moi-même de grandes réflexions sur cette triste situation. J'avais seize ans et me berçais de l'illusion des lendemains."

Mon avis :

Une éblouissante biographie, certes romancée, mais remarquablement détaillée et généreuse. On ne peut que saluer l'impressionnant travail de documentation accompli en amont par Françoise Chandernagor. Sa langue est riche, belle, et sa passion pour la Marquise de Maintenon communicative. Je ressors de cette oeuvre conséquente, puits d'informations, un peu étourdie, entre épuisement et ravissement, regrettant de ne pas être un esprit aussi brillant que tous ceux ici croisés. Les pages consacrées à Scarron sont, d'un point de vue littéraire, absolument exquises. L'aventure est fabuleuse et grande est mon envie de découvrir "L'Allée du Roi", adaptation pour la télévision réalisée en 1995 par Nina Companeez, avec la merveilleuse Dominique Blanc (Marquise de Maintenon), Didier Sandre (Louis XIV), Valentine Varela (Madame de Montespan) et Michel Duchaussoy (Scarron).


mercredi 9 décembre 2020

"Les pierres sauvages" de Fernand Pouillon (Points)


Prix des Deux-Magots - 1965

Fernand Pouillon est né en 1912 à Cancon (Lot-et-Garonne). Architecte et urbaniste français, diplômé en 1941, il a été l'élève d'Eugène Beaudouin et assistant d'Auguste Perret. Il fut l'un des grands bâtisseurs des années de reconstruction après la Seconde Guerre mondiale en France. Il a réalisé de nombreux équipements et bâtiments publics à Marseille, Aix-en-Provence, en région parisienne, en Algérie, ainsi qu'en Iran. Ses réalisations se caractérisent par une insertion dans le site, un équilibre des masses né de proportions harmoniques rigoureuses, des matériaux nobles - y compris dans le logement social - et la collaboration d'artistes sculpteurs, céramistes, paysagistes.

En 1960, Fernand Pouillon connaît une grave épreuve (malade, condamné en 1963 pour malversations financières, radié à vie par l'ordre des architectes français), épreuve au cours de laquelle il écrit "Les pierres sauvages" et "Mémoires d'un architecte". Ne pouvant plus construire en France, il est contraint à l'exil et, en 1964, il s'installe en Algérie où il entame vingt ans d'activité professionnelle intense. Amnistié en juin 1971 par le président de la République Georges Pompidou, il est réintégré à l'ordre des architectes français en 1978. A son retour en France, il est fait officier de la Légion d'honneur par le président de la République François Mitterrand en 1984 et commence une nouvelle carrière d'architecte. Fernand Pouillon est décédé en 1986 au château de Belcastel (Aveyron).

"Fernand Pouillon (1912-1986) est assurément la figure la plus romanesque de l'architecture française du XXe siècle. Les fastes de sa vie privée et ses démêlés judiciaires ont défrayé la chronique. Ils ont aussi motivé l'écriture de deux ouvrages cultes, "Les pierres sauvages" (1964) et "Mémoires d'un architecte" (1968), qui révèlent un remarquable conteur. L'oeuvre bâtie, elle, est exceptionnelle par son ampleur, ses qualités de composition et de construction. Mis au ban de sa profession pour avoir osé défier l'industrie du béton armé, Fernand Pouillon a démontré, en Provence d'abord, puis en Algérie, dans la région parisienne et en Iran, la compatibilité de la construction en pierre de taille et du logement de masse. La reconstruction du Vieux-Port de Marseille, la résidence Climat de France à Alger, celles du Point-du-Jour à Boulogne-Billancourt et du Parc à Meudon constituent aujourd'hui des repères importants dans l'histoire de l'habitat."
(culture.gouv.fr)

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"Fraîchement taillée la pierre est claire, chaude, ocre jaune, avec le temps elle deviendra grise et dorée. La lumière semble y déposer tour à tour les couleurs du prisme, gris composé, imprégné de soleil."


Quelques mots d'Histoire...

🔸 Frédéric Ier Barberousse (1122-1190) fut un empereur germanique (1155-1190) de la dynastie des Hohenstaufen. En 1160, il fit reconnaître par le concile de Pavie (considéré comme illégitime) l'antipape Victor IV (1159-1164), l'opposant au pape Alexandre III lui-même soutenu par Louis VII, roi de France, et Henri II Plantagenet, roi d'Angleterre. Frédéric Ier voulut restaurer l'autorité impériale mais se heurta en Italie à la Ligue lombarde, qui le défit à Legnano (1176) et lui imposa la paix. Il se noya en Cilicie pendant la troisième croisade. A partir du XVIe siècle, il devint le symbole des espérances populaires et nationales du peuple allemand.

🔸 Alexandre III, pape de 1159 à 1181, lutta contre Frédéric Barberousse, à qui il opposa la Ligue lombarde, et convoqua le troisième concile du Latran (1179).

"Le plan, dessin à deux dimensions, ne doit pas se juger : image représentative d'une incomplète synthèse, il est l'itinéraire d'une promenade imaginaire."



🔸  L'abbaye du Thoronet a été édifiée entre 1160 et 1230. Elle est, avec Silvacane et Sénanque, l'une des trois abbayes cisterciennes de Provence. Chef-d'oeuvre en péril après la Révolution, sa restauration débute en 1841. La pureté et la simplicité des volumes, essentiellement dictées par l'organisation de la vie communautaire, inspirent des générations d'architectes. Le Corbusier le site en 1953 : "A l'heure du béton brut, bénie, bienvenue et saluée soit, au cours de la route, une telle admirable rencontre". Elle inspira, en littérature, Fernand Pouillon pour son roman "Les pierres sauvages" en 1964, et le poète belge Henry Bauchau, en 1966, pour son recueil de poèmes "La pierre sans chagrin".

"Où tous ne voient qu'un métier, qu'une simple organisation due à la connaissance des techniques, tu substitues un système instinctif. Dans le choix des murs ce matin, donc de la taille de la pierre élémentaire, tu prétends que sentiments, instinct, expérience sont intimement liés sans que tu puisses arriver à dégager la part du métier et de l'imagination, du coeur et de la sage économie."

🔸  Les religieux cisterciens, du nom de l'abbaye de Cîteaux, où leur ordre se constitua en tout début du XIIe siècle, appartiennent à une branche monastique dérivée de l'ordre de Saint-Benoît. C'est en 1098, en effet, qu'un bénédictin, Robert, abbé de Molesmes, au diocèse de Langres, s'établit dans la forêt de Cîteaux, au sud de Dijon, en vue d'y restaurer, avec son prieur Aubry et son futur successeur, l'Anglais Etienne Harding, l'idéal monastique dans son austérité primitive. En 1112, un jeune seigneur bourguignon nommé Bernard y rejoignit les réformateurs, accompagné d'une trentaine de parents et compagnons.

En 1115, Bernard fut envoyé par Harding à Clairvaux, en Champagne, afin d'y fonder une filiale qui devint, pour le nouvel ordre, un centre de rayonnement plus important même que Cîteaux. Les "moines blancs", comme on les appelait pour les distinguer des "moines noirs" qu'étaient les bénédictins, rivalisèrent alors avec ceux-ci par le nombre de leurs fondations et par leur influence dans la chrétienté. Au milieu du XIIe siècle, ils comptaient en Europe environ 350 couvents, dont près de la moitié pour la branche bernardine de Clairvaux.

A partir du XIVe siècle, l'ordre cistercien connut une décadence croissante. Il en sortit grâce à une nouvelle réforme, entreprise en 1664 par Armand de Rancé, abbé de la Grande-Trappe, en Normandie, qui imposa à ses moines une règle plus rigoureuse. Ainsi naquit la branche cistercienne dite "des trappistes", nettement séparée de la branche non réformée dite "de la commune observance". Cependant, lors de Vatican II, les deux branches collaborèrent en vue d'aménager leurs règles respectives.

Les cisterciens se sont aussi distingués des autres ordres monastiques par l'architecture de leurs monastères. Parmi leurs plus belles abbayes, on peut citer celles de Fontenay et de Pontigny en Bourgogne, celles de Sénanque et de Silvacane en Provence, celle du Thoronet dans le Var et celle d'Alcobaça au Portugal.


"L'architecture garde une partie de son mystère, ne le découvre que par fragments et ne le livre que lorsque tous les volumes ont occupé leur place. L'oeuvre en cours est une discussion, décevante ou pleine de promesses. Nous cherchons des arguments. Nous écoutons les résonances sans encore en connaître la fin. Toutes ces émotions ne peuvent être prévues et connues entièrement à l'avance. Cela est bon ; un chantier sans anxiété serait comme une vie sans souffrance."

🔸  La vie dans une abbaye cistercienne :
  • L'organigramme se présente ainsi : l'abbé à la direction, puis le prieur dans le rôle de second, ensuite viennent le maître des novices, le sacristain, le chantre, l'infirmier, le cellérier, l'hôtelier, le portier.
  • La Règle est un ensemble de règlements tant sur le plan spirituel que matériel.
  • Le moine est d'abord novice confié au moine responsable. Un an après, jour pour jour, il prononce ses voeux de pauvreté, chasteté, obéissance et stabilité, et reçoit la robe (longue en laine blanche avec capuchon) et la tonsure.
  • Les convers sont des religieux non tonsurés, séparés des moines, régis par une Règle simplifiée.

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L'histoire :
Dans son journal, Frère Guillaume consigne tous les événements les plus marquants, en lien avec sa mission ou plus personnels, depuis son arrivée au Thoronet, en mars 1161, en compagnie de deux autres moines cisterciens, Frère Bernard et Frère Benoît. Frère Guillaume a reçu l'ordre de construire un nouveau monastère dans ce coin isolé de la vallée de l'Argens...

Mon avis :
Un roman étonnant et fascinant qui demande un abandon total à la démarche de l'auteur et aux côtés du narrateur, Frère Guillaume, moine architecte et bâtisseur à la sensibilité taillée dans le vif et d'une extrême exigence. Son journal couvre une période allant de mars à décembre 1161. Neuf mois de gestation d'un ouvrage d'art colossal. Un travail acharné et de tous les dangers imposé aux hommes et aux bêtes, une lente agonie pour nombre d'entre eux. Un rapport à la pierre proche de la sensualité, mais aussi d'une grande brutalité. Dans ce texte empreint de philosophie et de poésie, l'auteur, architecte et urbaniste lui-même, voue une indéniable passion à son métier et donne à la maîtrise technique une dimension artistique et humaine. Remarquable découverte !

"[...] le passant reviendra un jour et dira : "Tiens, c'est déjà fini, ils sont allés bien vite." Il n'aura pas vu le travail dans la boue, les cailloux, par centaines de mille, taillés douloureusement des années, la roche qui résiste aux coups acharnés. Il n'aura pas pensé à la chaux qui brûle, à la roue qui écrase, aux cordes qui cassent, à la chaleur étouffante, au vent de sable qui blesse les yeux, et qui pousse l'homme en équilibre ; la pluie pénétrante, aux mains bleuies et maladroites, au gel qui détruit le travail de la veille, à l'erreur humaine qui bâtit pour démolir, à l'outil oublié qui tombe et tue."

mercredi 2 décembre 2020

"Les chevelues" de Benoît Séverac (10/18 - Grands détectives)


Grand Prix littéraire de la ville de Toulouse - 2008
Prix de la ville de Saint-Lys - 2008
Prix du polar Calibre 47 - 2009


Benoît Séverac est né en 1966 à Versailles. Il est auteur de romans et de nouvelles en littérature noire et policière adulte et jeunesse. Il a aussi écrit pour le cinéma et la bande dessinée. Ses romans ont remporté de nombreux prix, certains ont été traduits aux Etats-Unis ou adaptés au théâtre. Ils font la part belle à un réalisme psychologique et une observation sensible du genre humain. Ni bains de sang, ni situations malsaines. L'enquête policière n'est souvent qu'un prétexte à une littérature traversée par des thèmes profonds et touchants, et une étude quasi naturaliste de notre société. Dès qu'il le peut, il collabore à divers projets mêlant arts plastiques (calligraphie contemporaine, photographie) et littérature. Dans le domaine cinématographique, il a participé à l'écriture du scénario de "Caravane", un court métrage de Xavier Franchomme, et présenté trois documentaires sur France 3 dans la série Territoires Polars.
 
"Les chevelues" est son premier roman. Il a été suivi de "Rendez-vous au 10 Avril" (Pocket, 2018). "Le Chien arabe" (Prix de l'Embouchure 2016) a paru à la Manufacture de Livres, puis chez Pocket en 2017 sous le titre "Trafics". Après "115", publié chez les mêmes éditeurs, "Wazhazhe", son premier roman commun avec Hervé Jubert, a paru en 2018 aux éditions Le Passage. Benoît Séverac est également l'auteur de cinq romans chez Syros, dont "Une caravane en hiver" (2018).

L'histoire :
Sous le règne de l'empereur Auguste, Lugdunum Convenarum - actuelle Saint-Bertrand de Comminges dans les Pyrénées - est une cité intégrée à la nouvelle province Aquitaine, région stratégique aux confins de la Narbonnaise, entre l'Ibérie et l'Aquitaine récemment pacifiée. Le Romain Hadrianus Trevius en est le premier magistrat et sa stratégie d'associer les Gaulois à l'essor de la communauté à permis d'apaiser les tensions entre les deux peuples. Hélas, le meurtre de Cracius Vespasianus, sulfureux jeune ambassadeur de Rome, fils d'un riche noble romain et futur époux de Staia, la fille aînée d'Hadrianus, risque de faire basculer cette paix fragile. Le centurion Valerius Falco est chargé de démasquer au plus vite le ou les criminels. Le premier magistrat, quant à lui, habité par de grandes ambitions politiques, n'a qu'une hâte : classer l'affaire...

Mon avis :
Le début était prometteur mais très vite l'enthousiasme s'émousse. L'enquête manque de complexité et de dynamisme. L'intrigue - trop simple - est surtout prétexte à placer tous les mots latins du lexique. Certes c'est instructif, mais pesant. En revanche, les portraits psychologiques des personnages sont formidablement réussis, soignés et authentiques dans leurs diversités. L'auteur explore toutes les facettes de leur personnalité : leurs forces, leurs faiblesses, leurs comportements, leurs sentiments, leurs façons de penser, leurs actions à titre individuel ou au sein d'un groupe. Il pose des questions profondes qui, immanquablement, nous taraudent également.