mercredi 26 mai 2021

Mai 2021 - "BD & romans graphiques"

 

"Les Mythes de Cthulhu" de H.P. Lovecraft, adaptés par Alberto Breccia et Norberto Buscaglia (Rackham)



Alberto Breccia est un auteur de bande dessinée argentin (Montevideo, 1919 - Buenos Aires, 1993). Après avoir dessiné dans des revues humoristiques, il abandonne l'humour pour le dessin réaliste en travaillant pour des revues comme Tit Bits, Rataplan et El Gorridon. Pendant quelques années, il se consacre à la direction de l'Escuela panamericana de Arte de Buenos Aires. Sa rencontre avec le scénariste Hector Osterheld est déterminante (1957). Breccia est aujourd'hui considéré comme l'un des maîtres de la bande dessinée internationale avec des séries comme L'Eternaute et Mort Cinder.

Norberto Buscaglia est né en 1945 à Buenos Aires. Dans les années 1970, il est devenu professeur de sciences humaines. Il a rencontré Alberto Breccia en 1969, lorsque le grand designer était membre de l'Instituto de Directores de Artes. Les deux découvrent qu'ils ont en commun la passion de la lecture ("Breccia était un lecteur omnivore" selon une déclaration du même Buscaglia). Par la suite, Buscaglia épousera la fille de Breccia, Cristina (qui est également impliquée dans le monde de la bande dessinée), et leur amitié deviendra également un lien familial. Au début des années 1970, Alberto Breccia et Norberto Buscaglia ont commencé à collaborer à la création de diverses adaptations littéraires dans la bande dessinée. Cela conduira les deux artistes à la création de neuf histoires sur le Mythe de Cthulhu de Lovecraft (mais seulement huit seront adaptées par Buscaglia).

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"Les Mythes de Cthulhu"

Au moment de sa première publication, en 1974, l'adaptation des "Mythes de Cthulhu" de H.P. Lovecraft par Alberto Breccia et Norberto Buscaglia fit l'effet d'une véritable bombe. Les critiques et la profession saluèrent unanimement le formidable bond en avant accompli par Breccia. Ce qui les étonna et qui étonne encore aujourd'hui, en permettant de classer les "Mythes de Cthulhu" parmi les chefs-d'oeuvre de la bande dessinée, c'est la véritable débauche de solutions graphiques et d'expérimentations mises en oeuvre par Breccia : pinceau sec, collages, utilisation de textures imprimées, tous ces moyens sont employés avec une surprenante liberté créative pour construire des nouveaux types de lumières et de matières.

Parallèlement, Breccia développe un style différent pour chaque histoire, en passant avec aisance du réalisme à l'abstrait, pour coller le plus possible à l'atmosphère du récit. Son pari, pousser le lecteur à revivre les oppressantes atmosphères de Lovecraft, est pleinement gagné grâce à l'emploi savant de ces artifices, tant qu'aujourd'hui encore ces images dégagent une force inquiétante.

Au-delà de l'humilité avec laquelle les deux auteurs se rapprochent de l'oeuvre de Lovecraft, ne modifiant pratiquement jamais le texte d'origine, le choix de Breccia et Buscaglia de baser tout le récit sur des larges "citations" sans presque jamais utiliser des dialogues, ne fait que centrer encore plus le travail d'adaptation sur le "rendu" graphique des atmosphères suggérées par l'écrivain. Plus de quarante ans plus tard, "Les Mythes de Cthulhu" restent un des plus lumineux exemples d'adaptation en bande dessinée d'un texte littéraire, sans doute la meilleure transposition de l'oeuvre de Lovecraft et un des sommets de l'art d'Alberto Breccia.

L'édition publiée par Rackham en 2004 (la première qui présente l'intégralité du cycle de Cthulhu) étant épuisée depuis longtemps, nous avons décidé d'en réaliser une nouvelle, dans un format différent et entièrement revue et corrigée, mais toujours imprimée en bichromie et en trame aléatoire pour rendre au mieux le formidable travail du Maître de Haedo.

Editions Rackham

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Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) est un romancier célèbre pour son oeuvre fantastique et horrifique, touchant à l'ésotérisme et au mysticisme. S'il n'a pas rencontré un grand succès de son vivant, son oeuvre est maintenant considérée comme un classique de la littérature de genre.

Né dans la ville de Providence, aux Etats-Unis, en 1890, Howard Phillips Lovecraft est un enfant surdoué, très tôt attiré par la poésie et la lecture, mais aussi par l'astronomie qui l'influence profondément. Il commence à écrire dès ses quatorze ans, fortement inspiré par Edgar Allan Poe. Il crée la majeure partie de son oeuvre lors des dix dernières années de sa vie, entre 1927 et 1937, un ensemble de textes découpé par les spécialistes de l'auteur en trois phases : les Histoires macabres (1905-1920), le Cycle onirique (1920-1927) et le Mythe de Cthulhu (1927-1935).

Lovecraft développe aussi un bestiaire d'un genre nouveau, comme Cthulhu, gigantesque entité extraterrestre au pouvoir immense, tapie au fond de l'océan Pacifique. On retrouve souvent l'origine de ces créatures dans des lectures scientifiques de Lovecraft. Il a, non pas comme la mythologie grecque classique, combiné des morceaux d'animaux, mais plutôt combiné des morceaux de protozoaires, d'animaux microscopiques, qu'il a ensuite agrandis, pour multiplier leur effet de bizarrerie, d'étrangeté.

Lovecraft voyage très peu en dehors de la Nouvelle-Angleterre, où il situe une grande partie de ses intrigues. Attaché à l'identité WASP (protestant anglo-saxon blanc en français), il fait parfois preuve dans ses écrits d'un racisme brutal, notamment dans "L'Horreur de Red Hook", où il décrit les populations immigrées avec des termes dégradants.

L'écrivain semble considérer le genre humain avec un certain pessimisme. Pour Lovecraft, l'horreur ne vient pas de la surface de la Terre, elle vient d'en-dessous ou d'au-dessus, mais cette horreur n'est pas nécessairement maléfique pour les hommes, elle est amorale. Face à ces forces obscures, les personnages de Lovecraft sombrent dans la folie.

Lovecraft entretient des correspondances suivies avec de nombreux auteurs de pulps, qui s'influencent les uns les autres, mais il ne connaît pas un grand succès et vit dans la précarité. Il meurt à quarante-sept ans d'un cancer, dans la ville où il est né.

Le Mythe de Cthulhu (un nom que l'on doit à l'écrivain August Derleth, Lovecraft ne l'ayant jamais employé lui-même) a été et est encore une constante source d'inspiration littéraire (Stephen King considère Lovecraft comme "le plus grand artisan du récit classique d'horreur du XXe siècle"), pour le cinéma (John Carpenter, Alan Moore, Guillerme Del Toro ou encore Alain Resnais pour son film "Providence", 1977) de par la description onirisée des lieux qu'il décrit dans ses divers romans, en particulier sa ville natale : Providence. Il est source d'inspiration également pour les jeux vidéo et pour les séries télévisées, avec la récente "Lovecraft Country" sur HBO. Les récits de Lovecraft ont également été l'objet, sur France Culture, de plusieurs adaptations radiophoniques.

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Cthulhu est une monstrueuse entité cosmique inventée par H.P. Lovecraft dans sa nouvelle "L'Appel de Cthulhu", publiée dans le pulp Weird Tales en 1928. Gigantesque créature extraterrestre endormie depuis des millénaires dans la cité de R'lyeh engloutie sous les flots de l'océan Pacifique, Cthulhu est vénéré tel un dieu par des humains dévoyés et des êtres aquatiques qui lui vouent un culte immémorial par le biais de sculptures antédiluviennes. Celles-ci reproduisent sa forme vaguement humanoïde complétée d'une tête de seiche, de tentacules de pieuvre et d'ailes semblables à celles d'un dragon.

Jeu vidéo
"The Sinking City"
(Frogwares, 2019)
L'écrivain August Derleth désigne sous le vocable "mythes de Cthulhu" l'ensemble des pastiches littéraires qui s'inspirent de l'univers fictionnel de Lovecraft. Le terme est resté, contribuant à multiplier les références à la créature dans la culture populaire à travers la littérature, les jeux de rôle et les jeux vidéo.

Mélange de mythologies européennes (le Kraken des Scandinaves) et du Proche-Orient (Dagon, le dieu-poisson des Philistins), Cthulhu est l'archétype du dieu cosmique monstrueux : d'apparence humanoïde (bien qu'il ne soit pas tout à fait correct de dire cela, Lovecraft insistant bien sur l'aspect totalement inconcevable de la créature), avec une tête de pieuvre et de grandes ailes filandreuses, il est vénéré par des créatures dégénérées, thème récurrent dans l'oeuvre de Lovecraft. Cthulhu inspire également les rêves des hommes, élargissant ainsi le cercle de ses adorateurs.

Dans la nouvelle "L'Appel du Cthulhu" (1926), le vieux Castro, l'un des membres de la secte, présente Cthulhu comme le "prêtre des Grands Anciens". Cthulhu est également évoqué en ces termes : "Nul ne saurait d'écrire le monstre ; aucun langage ne saurait peindre cette vision de folie, ce chaos de cris inarticulés, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière et de l'ordre cosmique."

Selon l'interprétation d'August Derleth, postérieure à la mort de Lovecraft et contestée par les exégètes lovecraftiens, Cthulhu fut jadis banni du lointain système de Xoth (lequel pourrait correspondre à l'étoile Bételgeuse dans la constellation d'Orion) par les bienveillants "Dieux très anciens", et dort désormais au fond du Pacifique Sud dans la cité sous-marine de R'lyeh, en attendant l'heure de son retour.


Sources pour biographie Lovecraft + Cthulhu : 
Encyclopédies Universalis, Larousse, Wikipedia 
"La Compagnie des oeuvres"  (4 épisodes)



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"Les Mythes de Cthulhu" de H.P. Lovecraft
adaptés par Alberto Breccia et Norberto Buscaglia


⇨   "Le cérémonial"
Dans la vieille ville de Kingsport, une fois par siècle, au solstice d'hiver, se déroule un rite primitif dédié à un monde ancestral...

⇨  "Le monstre sur le seuil"
Depuis que son ami d'enfance revint s'installer à Arkham (Massachusetts), Edward Derby lui rendit visite chaque soir. Puis, Derby épousa Asenath, une jeune fille de la sinistre ville d'Innsmouth. Après une courte lune de miel à Innsmouth, de retour à Arkham, Derby avait changé de manière inquiétante...

⇨   "Le cauchemar d'Innsmouth"
Un jour d'été 1927, un jeune voyageur arrive par hasard à Innsmouth, petite ville côtière de funeste réputation que toute personne saine d'esprit évite de traverser...

⇨   "La cité sans nom"
Un aventurier décide de découvrir une cité mystérieuse perdue au fin fond du désert d'Arabie et qu'aucun mortel n'a encore jamais vue...

⇨   "L'abomination de Dunwich"
Lorsque Lavinia Whateley, célibataire, mit au monde, le 2 février 1913, un fils, prénommé Wilbur, chacun sut, au village de Dunwich, que cet enfant brun à tête de bouc était un signe des démons et que de grands malheurs s'annonçaient...

⇨   "Cthulhu"
Au cours de l'hiver 1926-1927, à la mort de son grand-père, professeur de langues sémitiques à l'université de Providence (Rhode Island), le narrateur découvre dans les affaires du défunt un étrange bas-relief d'argile et un récit en deux volumes : l'un relatant les rêves et les cauchemars de Henry Wilcox, sculpteur de la tablette, l'autre relatant les événements antérieurs liés à Wilcox et au bas-relief...

⇨   "La couleur tombée du ciel"
Un topographe cherche à comprendre pourquoi une partie du paysage d'Arkham est surnommée par les villageois la "lande foudroyée"...

⇨   "Celui qui hantait les ténèbres"
Robert Blake, écrivain et peintre nouvellement installé à Providence, est intrigué par une sombre église qu'il observe chaque jour de sa fenêtre. Bravant les mises en garde et la peur des habitants, un jour d'avril 1935, il pénètre dans l'édifice abandonné des êtres humains depuis longtemps car, dit-on, il abriterait une entité maléfique...

⇨   "Celui qui chuchotait dans les ténèbres"
De violentes inondations ravagèrent le Vermont à l'automne 1927. Un ami du journaliste Albert Wilmarth émit l'hypothèse que la force des éléments délogea des monstres des collines où ils s'étaient cachés et que le pire était à venir. Wilmarth démonta ces théories farfelues dans ses différents articles. Mais un jour, il reçut une lettre d'un certain Henry Akeley. Ce dernier affirmait que des créatures affreuses étaient bien réelles. Il mettait à la disposition du journaliste une pierre mystérieuse couverte de hiéroglyphes...

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Mon avis :

"Je me suis rapidement aperçu que les moyens traditionnels de la bande dessinée n'étaient pas suffisants pour représenter l'univers de Lovecraft, et j'ai commencé à expérimenter de nouvelles techniques, comme le monotype ou le collage."
Alberto Breccia

Il s'agit là de ma première réelle incursion dans l'univers horrifique de H.P. Lovecraft. Des amateurs éclairés de son oeuvre m'avaient auparavant débroussaillé un peu le chemin tortueux et complexe. Personnages hideux et visqueux, monstres abominables et gigantesques, humains difformes, mondes souterrains humides, puanteur et moisissure, voix d'outre-tombe, rites sacrificiels, ombres mouvantes, formes monolithiques, prismatiques, cosmiques... J'avoue ressortir de cette lecture un peu nauséeuse, dérangée par tant de noirceur et de pessimisme, mais aussi totalement captivée et fascinée par cette incroyable créativité dont la frontière avec la folie est extrêmement ténue et la réalité indicible.

Même si elle nécessite en amont quelque intérêt pour la vie, l'écriture et la galaxie obscure de Lovecraft, la bande dessinée, dont on appréciera l'ampleur du travail fourni par Alberto Breccia et Norberto Buscaglia et la qualité graphique des illustrations, apporte une excellente approche de l'entreprise littéraire de l'écrivain américain.

Pour cette interprétation très réussie des Mythes de Cthulhu, les dessins en noir et blanc, réalistes ou abstraits selon les besoins de l'histoire, traduisent parfaitement l'atmosphère lovecraftienne. Les techniques (monotype, pinceau sec, collage, utilisation de textures imprimées, encre de Chine) choisies par Breccia proposent un effet "test de Roschach", avec ses planches monochromatiques dans un nuancier de gris et noir. Comme pour évaluer l'état psychique du lecteur...

La folie, don ou malédiction ? Le monde colonisé par des entités cosmiques depuis les ères les plus anciennes, tel qu'imaginé par Lovecraft, est-il la représentation de certains troubles psychiques encore inexpliqués au début du XXe siècle ? Chacun projettera ses réponses, avec ses propres démons et ses propres cauchemars.

Une lecture éprouvante mais encorcelante, qui nous confronte à nous-mêmes et à nos plus grandes peurs...



Poursuivre la lecture avec H.P. Lovecraft : "Les Mythes de Cthulhu, Légendes du Mythe de Cthulhu, Premiers Contes, L'Art d'écrire selon Lovecraft" (Robert Laffont/Collection Bouquins)


mercredi 19 mai 2021

"La Loterie" de Miles Hyman (d'après Shirley Jackson) (Casterman)

Myles Hyman est un illustrateur français d'origine américaine, né en 1962 à Bennington, dans le Vermont. Passé par l'université Wesleyan de Middletown, dans le Connecticut, où il étudie la littérature et les techniques d'impressions, il poursuit son cursus à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris. Il se fait connaître pour ses romans graphiques et ses adaptations de classiques de la littérature. Ses oeuvres ont été exposées dans de nombreuses galeries à travers le monde et il travaille régulièrement en tant qu'illustrateur pour des publications prestigieuses comme Le Monde, Libération, GQ, The New Yorker ou The New York Times. Petit-fils de l'écrivaine Shirley Jackson, il réside aujourd'hui à Paris. Il publie en 2016 une bande dessinée aux éditions Casterman, "La Loterie", très belle adaptation de la nouvelle culte de sa grand-mère. Cet ouvrage a été sélectionné pour le Prix SNCF du polar 2018 - Catégorie BD.

En avril 2017, Miles Hyman est nommé Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres par la Ministre de la Culture, Audrey Azoulay.

Bandes dessinées :
  • "L'Homme à Deux Têtes" (sous le pseudonyme Milo Daax)
  • "Nuit de fureur" de Jim Thompson, avec Matz
  • "Images Interdites" avec Philippe Paringaux
  • "Le Dahlia Noir" de James Ellroy, avec Matz et David Fincher

Shirley Jackson (1916, San Francisco, Californie - 1965, North Bennington, Vermont) est une romancière américaine, spécialiste du récit fantastique et d'horreur, et auteure du roman policier "Nous avons toujours vécu au château". Son livre "La maison hantée" (1959) est tenu par Stephen King pour l'un des meilleurs romans fantastiques du XXe siècle.

Diplômée de l'université de Syracuse en 1940, elle épouse la même année l'écrivain Stanley Edgar Hyman. Le couple s'installe dans le Vermont et donne naissance à quatre enfants. Cette vie familiale rangée et heureuse trouve un écho dans des publications autobiographiques tardives de Shirley Jackson.

En 1948 paraît "The Road Throught the Wall", un premier roman d'horreur, suivi d'une série de nouvelles plus tard réunies dans le recueil "La Loterie et autres histoires". S'y déploient des qualité qui ont fait la notoriété de leur auteure : une mise en situation ancrée dans un quotidien banal, le passé trouble des personnages, l'entretien diabolique du doute sur les événements surnaturels qui s'imposent peu à peu. "Nous avons toujours vécu au château", sorte de roman gothique moderne, est un thriller qui a porté à son pinacle la notoriété de Shirley Jackson. Ce roman a connu une adaptation sur scène.


A voir :
"Shirley", film américain (2020) réalisé par Josephine Decker, fiction biographique sur la romancière Shirley Jackson, avec Elisabeth Moss ("Mad Men", "Top of the Lake", "La Servante écarlate") dans le rôle de Shirley Jackson.

A lire :
"La maison hantée"


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L'histoire :

Loterie en juin,
Abondance de grains.

Voilà le dicton, accompagné d'un rituel bien particulier, qui se transmet de génération en génération dans les villages de cette région isolée de la Nouvelle-Angleterre, aux Etats-Unis. Dans l'un de ces villages, par une chaude matinée de juin, le tirage de la loterie va bientôt commencer. Les habitants, moins de trois cents âmes, se rassemblent en un même lieu. Seuls les chefs de famille seront autorisés à piocher un billet dans l'urne. Mais quel est donc l'enjeu de cette loterie ? Pourquoi les enfants s'amusent-ils autant à ramasser des pierres et des cailloux et à les empiler au milieu de la foule réunie ? Pourquoi quelques villages alentour suppriment-ils cette tradition ancestrale ?...

Mon avis :

Très peu de textes et de dialogues. Les dessins rappellent un peu les tableaux du peintre américain Grant Wood ("American Gothic"). La représentation de la  vie rurale et communautaire est très réaliste. Les couleurs sont douces et néanmoins inquiétantes, les détails en gros plans énigmatiques. Les visages sont fermés, voire inexpressifs, et pourtant ils trahissent à la fois la résignation et le conflit latent. L'effroi s'intensifie au fil des scènes... jusqu'au dénouement final... 

Coup de coeur !!!

En dernières pages, Miles Hyman nous offre de très émouvants témoignages et souvenirs de ses grands-parents, la romancière Shirley Jackson et le critique littéraire Stanley Edgar Hyman. Ecrite en juin 1948, publiée trois semaines plus tard dans The New Yorker Magazine, la nouvelle "La Loterie" provoqua un scandale retentissant dans tous les Etats-Unis et le New Yorker compta un nombre record de résiliations d'abonnement.

Certains lecteurs croyaient que Shirley Jackson s'inspirait de faits réels. L'idée que de tels actes (que je ne divulgâcherai pas !) puissent exister choquait, et en même temps fascinait. Avec cette nouvelle, l'écrivaine mettait les Américains face à leurs sombres démons, eux qui, en cette période d'après-guerre, bénéficiaient d'une image positive dans le monde et incarnaient le rêve et la puissance. Shirley Jackson dénonçait, bien sûr, la haine et la haine dite "ordinaire" (par habitude, par coutume).

mercredi 12 mai 2021

"Comédie française, voyages dans l'antichambre du Pouvoir" de Mathieu Sapin (Dargaud)

Mathieu Sapin est un scénariste et dessinateur de bande dessinée français né en 1974 à Dijon. Il entre aux Arts décos de Strasbourg où il crée, pour un petit magazine de l'école, "Supermurgeman", qui devient son personnage fétiche.

Objecteur de conscience, il entre au CNBDI d'Angoulême, où il s'occupe d'ateliers pour enfants. Illustrateur pour la jeunesse, il travaille pour Bayard, Nathan et Bréal. Ensuite, mélangeant allègrement les genres et les casquettes, il multiplie les expériences éditoriales et reste, avec une quarantaine de livres à son actif, l'un des auteurs les plus insaisissables de sa génération. Aucun style n'effraie celui qui partagea l'atelier de la Société nationale de bande dessinée avec Christophe Blain, Riad Sattouf et Joann Sfar.

Sur les conseils de Lewis Trondheim, Mathieu Sapin ajoute une nouvelle corde à son arc, celle du reportage dessiné - que ce soit sur le making of du film "Gainsbourg, une vie héroïque" ("Feuille de chou", Delcourt, 2010) ou sur les coulisses de Libération ("Journal d'un journal", Delcourt, 2011). En parallèle, ce prolifique auteur tourne dans un documentaire sur le Caucase aux côtés de Gérard Depardieu. De cette expérience, un album sort en 2017, "Depardieu" (Dargaud). Par ailleurs, il réalise en 2014 "Vengeance et terre battue", un court-métrage avec Charlotte Le Bon.

Ce spécialiste du reportage en bandes dessinées a suivi la campagne de François Hollande lors de la présidentielle de 2012 avec "Campagne présidentielle" (Dargaud, réédition en 2017) puis ses premiers pas à l'Elysée dans "Le Château" (Dargaud, 2015).

En 2018, Supermurgeman fait son grand retour dans une nouvelle aventure intitulée "Opération Sheila" (Dargaud). Mathieu Sapin est également le réalisateur d'une comédie long métrage sur le milieu politique, "Le Poulain" (2018).

En 2020, il repart à bord de l'Hector en compagnie d'Emmanuel Guibert pour un quatorzième tome des aventures de "Sardine de l'espace" (Dargaud). En parallèle, le dessin animé de la série est diffusé sur Télétoon+.

Avec "Comédie française, voyages dans l'antichambre du Pouvoir", Mathieu Sapin interroge les liens entre l'Art et le Pouvoir avec la finesse et l'autodérision qui font sa patte.

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L'histoire :
Après le débat de l'entre-deux-tours de la présidentielle de 2017, auquel il a pu assister depuis les coulisses de l'équipe Macron, Mathieu Sapin reprend le chemin de la fin du tournage puis du montage de son premier long métrage, "Le Poulain". Précédemment, il y eut trois albums, l'un consacré à "Depardieu" et deux autres à François Hollande, "Campagne présidentielle" et "Le Château". Alors, croquer la vie politique et les premiers pas d'Emmanuel Macron en tant que Président de la République taraude le dessinateur. Son envie de refaire une BD, entre reportage et fiction, est de plus en plus forte et l'idée de plus en plus excitante. Pour cela, il faut approcher Jupiter. Mathieu Sapin ne se voyait pas comme un courtisan. Pourtant, quelques-unes de ses attitudes le surprennent et ce comportement n'est pas sans lui rappeler un certain Jean Racine qui, à la demande de Madame de Montespan, abandonna définitivement le théâtre pour devenir l'historiographe du roi Louis XIV...

Mon avis :

"Est-ce qu'on peut approcher le pouvoir sans pour autant perdre son âme ? Tutoyer le prince et rester soi-même."

Telle est la question "fil rouge" de cette BD pleine d'humour et d'une réjouissante autodérision. Mathieu Sapin a, de plus, un sens de l'observation et un souci du détail très aiguisés. Ses personnages sont très expressifs. Certains passages de la vie et l'oeuvre de Racine transposés dans l'univers de "Harry Potter" ou de "Game of Thrones" sont à mourir de rire ! Mais le parallèle avec le grand Académicien est néanmoins instructif et passionnant, et grâce à cette BD, c'est avec beaucoup de plaisir que je redécouvre et que je relis le théâtre de Racine...

mercredi 5 mai 2021

"Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin" d'Emilie Plateau (d'après Tania de Montaigne) (Dargaud)


Emilie Plateau est auteure, scénariste et dessinatrice. Après des études à l'Ecole supérieure des beaux-arts de Montpellier, elle emménage à Bruxelles où elle commence à faire de la bande dessinée, d'abord sous forme de fanzines personnels puis au sein des maisons d'éditions 6 pieds sous terre ("Comme un plateau", 2012, et "De l'autre côté à Montréal", 2014) et Misma ("Moi non plus", 2015). En 2019, chez Dargaud, elle adapte en bande dessinée le livre de Tania de Montaigne, "Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin", paru chez Grasset en 2015. Elle travaille également pour l'édition jeunesse et la presse et participe à de nombreux collectifs de bandes dessinées.

(Emilie Plateau à gauche, Tania de Montaigne à droite)

Tania de Montaigne est une journaliste, romancière, essayiste, musicienne, chanteuse et comédienne française née en 1971 à Paris. Elle est l'auteure d'essais et de romans, dont "Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin" (Grasset), Prix Simone Veil 2015 et finaliste du Grand Prix des lectrices de Elle 2016. Son dernier essai, "L'Assignation, les Noirs n'existent pas" (Grasset, 2018) a reçu le Prix Botul et le Prix de la laïcité. 

En 2019, elle monte sur la scène du Théâtre du Rond-Point avec la pièce "Noire", adaptée de son roman et mise en scène par Stéphane Foenkinos. Dans un décor ultra-sobre, Tania de Montaigne raconte, interroge, immerge les spectateurs dans la série d'épreuves que Claudette Colvin a dû traverser, et s'entoure d'extraits de films, d'images d'archives, de témoignages, de chansons admirables de Nina Simone et Billie Holiday. La pièce est courte, moins d'une heure, mais elle est d'une force poignante. Elle a été diffusée le 19 mars 2021 sur France 5 dans le cadre de "Au spectacle chez soi".

Le 2 mars 1955, à Montgomery, en Alabama, bien avant que Rosa Parks, soutenue par Martin Luther King, ne devienne un symbole mondial de la lutte pour les droits civiques en faisant la même chose, Claudette Colvin, jeune Noire, refuse de céder son siège à un passager blanc dans le bus, comme l'imposent les lois Jim Crow sur la ségrégation aux Etats-Unis. Elle a quinze ans et son histoire sera oubliée jusqu'à ce que Tania de Montaigne la remette en lumière en 2015 dans son roman "Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin" (Grasset). Malgré les menaces, Claudette Colvin reste assise. Jetée en prison, elle décide de suivre le projet de son avocat, Fred Grey, de plaider non coupable et d'attaquer la ville pour faire remonter l'affaire devant la Cour Suprême des Etats-Unis. Mais Claudette est condamnée puis abandonnée par le reste du mouvement. Tania de Montaigne rappelle l'injustice qui a été faite à la jeune fille, à qui on a refusé le statut de visage du mouvement des droits civiques, car pauvre et fille-mère.

Claudette Colvin vit encore aujourd'hui aux Etats-Unis. Elle a quatre-vingt-deux ans.

(Claudette Colvin en 2020)


"Prenez une profonde inspiration. Quittez le lieu qui est le vôtre, passez les ruisseaux, les fleuves, l'océan, sentez la brise. Survolez New York, la statue de la Liberté, l'Empire State Building, longez la côte, cap au sud."

Ainsi commence l'histoire...

Triple coup de coeur pour ce livre choc !!!

♡ Coup de coeur pour Claudette Colvin dont on découvrait le nom et le courage en 2015 grâce au roman de Tania de Montaigne, "Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin" (Grasset), et à la pièce de théâtre, "Noire", adaptée de son roman.

♡ Coup de coeur pour les dessins d'Emilie Plateau, jolis, simples, accessibles à un large public, et pour leur couleur chaude dominante, l'orange.

♡ Coup de coeur pour la narration. Des phrases courtes et un ton posé insufflent intensité et humanité, une force tranquille par laquelle Emilie Plateau nous met face à la réalité crue, violente, barbare, de la ségrégation raciale légale, du racisme, de l'injustice des hommes, de ce qu'est être noir et être femme noire en ces temps honteux. Tania de Montaigne et Emilie Plateau nous laissent la responsabilité de réfléchir à l'étrange résonnance de cette histoire avec notre époque. Poignant !