mercredi 24 juin 2020

Juin 2020 - "Littérature et Société"

(Photographie : Thomas Vanoost)

"Le chant des revenants" de Jesmyn Ward (10/18)

Jesmyn Ward est née en 1977 à DeLisle, dans l'Etat du Mississippi. Issue d'une famille nombreuse, elle est la première à bénéficier d'une bourse pour ses études et devient professeure de création littéraire à l'université de South Alabama à Mobile avant d'enseigner l'anglais à l'université privée Tulane de La Nouvelle-Orléans. "Ligne de fracture", son premier roman, lui a valu une belle reconnaissance par la critique américaine, mais c'est avec "Bois Sauvage" qu'elle rencontre un succès international en remportant en 2011, à la surprise générale, le National Book Award, récompense littéraire suprême aux Etats-Unis. Son mémoire, "Les moissons funèbres", a été lui aussi acclamé et s'est vu récompensé du MacArthur "Genius Grand". Avec "Le chant des revenants", Jesmyn Ward a accompli en 2017 un exploit inédit : devenir la première femme double lauréate du National Book Award. Certains critiques américains n'hésitent pas à en faire l'héritière de la lauréate du Prix Nobel de littérature, Toni Morrison. A Paris, elle reçoit, en 2019, pour "Le chant des revenants", le Grand Prix des lectrices de Elle et le Prix America du meilleur livre américain. Elle vit dans le Mississippi, avec son époux et leurs deux enfants.

L'histoire :

Jojo est un jeune métis de treize ans. Sa famille maternelle noire a vécu dans sa chair l'esclavage et subit encore la discrimination raciale. Sa famille paternelle dysfonctionnelle fait  partie de ces laissés-pour-compte blancs pauvres, alcooliques, violents et racistes. Depuis l'incarcération de son père au pénitencier de Porchman il y a trois ans, Jojo et sa petite soeur Kayla ont été recueillis par leurs grands-parents noirs à Bois Sauvage, Mississippi. Bien que rongée par un cancer, Mamie leur apporte toute sa douceur. Quant à Papy, c'est un conteur insatiable.

De condition très modeste, Papy élève des poules, des cochons et des chèvres. Ce matin très tôt, avant que Mamie et Kayla se réveillent, Jojo accompagne Papy pour la première fois. Ensemble ils vont tuer un bouc. Son foie sera réservé à Mamie pour lui donner des forces. Le petit-fils ne veut pas défaillir devant son grand-père. Aussi lui demande-t-il de lui raconter (et peut-être enfin jusqu'au bout, cette fois !) la lointaine histoire de Richie, jeune Noir alors âgé de treize ans comme lui.

Chez ses grands-parents, Jojo est heureux. Et puis soudain, l'équilibre s'écroule. Sa mère, Leonie, toxicomane, qui brillait par son absence, vient chercher ses enfants. Leur père a obtenu sa libération. Elle veut qu'il retrouve sa famille à sa sortie de prison. Ils vont s'engager dans un road trip âpre et brutal...

Mon avis :
Dans son choeur, l'écrivaine convoque les défunts au milieu des vivants et donne la parole à tous. Les témoignages se mêlent, s'unissent et chantent l'Histoire sans haine mais avec une force et une intensité inouïes. Jesmyn Ward ajoute sa voix à celles de deux femmes puissantes, Toni Morrison ("Beloved") et Billy Holiday (dans son interprétation de "Strange fruit"), dont elle est, indéniablement, l'héritière.

mercredi 17 juin 2020

"Power" de Michaël Mention (10/18)

Michaël Mention est un écrivain français né en 1979 à Marseille. Enfant, il se passionne pour le dessin. Adolescent, il réalise plusieurs bandes dessinées. Etudiant, il intègre un atelier d'écriture et rédige de nombreuses chroniques satiriques, avant d'écrire son premier roman, "Le rhume du pingouin", qui paraît en 2008. Passionné de rock, de cinéma et d'histoire, sa trilogie policière consacrée à l'Angleterre ("Sale temps pour le pays", 2012 ; "Adieu demain", 2014 ; "...Et justice pour tous", 2015) a été récompensée par le Grand Prix du roman noir au Festival international de Beaune en 2013 (pour "Sale temps pour le pays") et par le Prix Transfuge meilleur espoir polar en 2015 (pour "...Et justice pour tous"). Depuis, il varie les univers, de la fresque sportive au survival en passant par le polar historique. "Power", son dixième roman, publié en avril 2018, revient sur le Black Panther Party. Il reçoit le Grand Prix au Festival Sans Nom de Mulhouse, le Prix Polars Pourpres et le Prix des lecteurs/blogueurs Festival Lisle Noir.

Mon avis :
Cet impressionnant roman-reportage, largement inspiré d'événements réels et richement documenté, met en scène trois personnages : Charlene, adolescente noire militante ; Neil, policier blanc en pleins questionnements sur son métier ; et Tyrone, truand recruté par le FBI pour infiltrer le Black Panther Party. A travers eux, nous revivons, presque au quotidien, une page tragique et violente de l'histoire américaine, de l'assassinat de Malcolm X au démantèlement du BPP : la lutte pour les droits civiques, les arrestations arbitraires et les émeutes dans tout le pays, la guerre du Vietnam, la conquête spatiale et le premier homme à marcher sur la Lune, le mouvement hippie, la musique, la culture, la pop-culture, les Pentagon Papers et les faits divers qui ont jalonné cette époque. Michaël Mention met à plat tous les préjugés, rétablit quelques vérités et n'occulte aucune désillusion. L'émotion prend à la gorge dès les premières pages et ne nous quitte plus. A noter également : une "bande originale" exceptionnelle !


A lire :

mercredi 10 juin 2020

"Brasier noir" de Greg Iles (Babel noir)

Greg Iles est un écrivain américain né en 1960 à Stuttgart, en Allemagne, où son père dirigeait la clinique de l'ambassade des Etats-Unis au plus fort de la guerre froide. En 2011, après un accident qui faillit lui coûter la vie, il s'attelle à "Brasier noir", premier volume d'une trilogie poursuivie avec "L'Arbre aux morts" et qui s'achève par "Le sang du Mississippi".


"Injustement, vous expierez pour les péchés de vos pères."
Aristote


L'histoire :

- 1964, Natchez, Mississippi

Albert Norris est une personne appréciée à Natchez, un "bon nègre" comme on dit dans la paroisse, propriétaire du magasin de musique, le Music Emporium. Chez lui se produisent de nombreux jeunes musiciens noirs talentueux tels que Jimmy Revels, Luther Davis et Pooky Wilson. Chez lui, les femmes blanches peuvent venir seules, en toute confiance, choisir des partitions.

Mais malgré cette estime, Albert Norris est dans le collimateur du Ku Klux Klan. Son protégé, Pooky Wilson, a commis l'erreur fatale de coucher avec Katy Royal, la fille d'un des Blancs les plus riches de Louisiane. En ce soir de juillet, un groupe d'hommes, membres du KKK, parmi lesquels Brody Royal, le père humilié, et les frères Knox enflamment l'Emporium. Norris périt dans le brasier de sa boutique, au milieu de ses pianos et de ses orgues. Pooky Wilson, un gamin de dix-huit ans, subira un sort bien pire.

Trois semaines plus tard, au premier week-end d'août, lors d'un barbecue familial sur une plage ensoleillée, Frank Knox, Glenn Morehouse et Sonny Thornfield décident de quitter le Klan pour créer une branche dissidente tout aussi dangereuse et proche de la Mafia, les Aigles Bicéphales, et se promettent d'éliminer Robert Kennedy et Martin Luther King.

- 31 mars 1968, près d'Athens Point, Mississippi

Il y a trois jours, les frères Knox (Frank et Snake) et Sonny Thornfield ont enlevé, séquestré et torturé trois jeunes Noirs : Jimmy Revels (ancien employé d'Albert Norris et musicien réputé), sa soeur Viola (infirmière du Dr Tom Cage) et son garde du corps Luther Davis. C'était la première phase de la mission dont les Aigles Bicéphales s'étaient investis à l'été 1964. Mais l'opération ne s'est pas déroulée comme prévu. Frank Knox a été tué, le groupe s'est désintégré, et Snake Knox est devenu dingue. Quant à Sonny Thornfield, mal à l'aise depuis un moment avec les décisions de la cellule, il tente d'empêcher d'autres morts.

- 2005, Natchez, Mississippi

Penn Cage, quarante-cinq ans, autrefois avocat et assistant du procureur, à présent écrivain et maire de Natchez, reçoit un appel de Shadrach Johnson, procureur du Comté d'Adams. Ce dernier l'informe que son père, Tom Cage, risque d'être poursuivi pour le meurtre de son ancienne infirmière. Viola Turner, soixante-cinq ans, en phase terminale d'un cancer des poumons, vivait à Chicago depuis 1968 jusqu'à son surprenant retour à Natchez il y a quelques mois. Son fils, Lincoln Turner, accuse le Dr Tom Cage d'euthanasie.

Le procureur Johnson contacte également Henry Sexton, journaliste au Beacon, le quotidien local, et obsédé par deux affaires de meurtre non résolues : celle d'Albert Norris et celle de Pooky Wilson en 1964. Récemment, Sexton avait rencontré Viola Turner. Lorsque Shad Johnson l'appelle, il est sur le point de rejoindre Madame Wilson, mère de Pooky Wilson, qui a une révélation à lui faire...

Mon avis :
Pour cette lecture, il est nécessaire d'avoir un peu de temps devant soi (1200 pages...) mais une fois que vous vous lancerez, vous ne pourrez plus vous arrêter ! Ce roman passionnément dense, composé de plusieurs intrigues pour la plupart inspirées de faits réels, balaie l'histoire des Etats-Unis des années 1960 à nos jours. Il est le fruit d'un travail considérable de recherche et de documentation de la part de l'auteur. L'enquête, brûlante d'intensité, est remarquable d'humanité, de profondeur et de vérité. Brillantissime !!!

mercredi 3 juin 2020

"Un feu d'origine inconnue" de Daniel Woodrell (Autrement)

Daniel Woodrell est né en 1953 dans le Missouri. Comparé à Jim Thompson, James Lee Burke et Cormac McCarthy, il est l'auteur d'une dizaine de romans noirs qui ont connu de grands succès, notamment "Winter's Bone" ("Un hiver de glace"), Prix Mystère 2008, adapté au cinéma. "Un feu d'origine inconnue" est inspiré d'un drame qui toucha la famille de Daniel Woodrell : l'explosion du dancing de West Plains, survenue en 1928, qui fit 37 morts et 22 blessés.

L'histoire :
Elle s'appelle Alma. Elle vit seule à West Table, en bordure du Missouri, non loin de Saint Louis. Née dans une ferme, à huit ans elle quittait l'école pour travailler dans les champs que cultivait son père, puis fut bonne à tout faire à la ville pendant cinquante ans. Elle a perdu deux fils, son mari, sa soeur Ruby, et n'a toujours connu que la pauvreté. Cet été, pour les vacances, elle reçoit son petit-fils Alek, âgé de douze ans. Ce dernier s'ennuie un peu à West Table, mais en même temps sa grand-mère le fascine. Ensemble ils font de longues promenades à pied à travers toute la ville. Alma connaît ou a connu tout le monde ici. Pour chaque maison ou bâtiment, elle a une histoire à raconter. Aujourd'hui, ils sont passés devant les ruines du Arbor Dance Hall dont l'explosion, en 1929, faucha de nombreuses vies. Vingt-huit corps n'ont pu être identifiés. Parmi eux, sans doute celui de Ruby, la jeune soeur d'Alma. L'origine de la catastrophe reste un mystère. Longtemps silencieuse, c'est à ce petit garçon doux et intéressé qu'Alma parvient à ouvrir enfin son coeur...

Mon avis :
Bien plus que le récit d'un malheur familial, ce roman raconte l'histoire d'une petite ville (fictive) qui partage collectivement une même tragédie. Daniel Woodrell s'attache tout particulièrement aux conséquences des faits, aux traumatismes différemment vécus d'un individu à l'autre, et leurs implications sur le groupe. La symbolique du feu s'inscrit dans le destin de chaque personnage, certains se consument de colère quand d'autres brûlent d'amour. L'écriture est magnifique, ardente, humaine, sensible. Coup de coeur !!!


A lire : "Un hiver de glace"