jeudi 29 septembre 2016

Prochaines présentations : début novembre 2016





"Vers et prose sans frontières"

"Les vagues" de Virginia Woolf (Le Livre de Poche) - Traduit par Marguerite Yourcenar


Virginia Woolf (1882-1941) est une figure marquante de la société littéraire londonienne et du Bloomsbury Group. Virginia Stephen grandit dans une famille recomposée (d'un premier mariage, sa mère a quatre enfants et son père une fille), dont le père, à la personnalité fantasque, reste longtemps le modèle. Elevée dans une atmosphère très cultivée, enfant elle est déjà d'une nature très angoissée. Elle a treize ans lorsque sa mère décède d'une grippe. Elle plonge alors dans une grave dépression dont elle ne se remettra jamais. A la mort de son père, son rythme créatif s'accélère. Elle est l'auteur de romans en rupture avec les règles classiques littéraires et qui se veulent des "tableaux impressionnistes des méandres de l'âme" : "La traversée des apparences" (1915), "La chambre de Jacob" (1922), "Mrs. Dalloway" (1925), "La promenade au phare" (1927), "Les vagues" (1931), "Les années" (1937). Influencée par Proust et Joyce, elle tente de rendre sensible la vie mouvante de la conscience et de saisir les impressions fugitives et quotidiennes dans ses ouvrages, où l'action et l'intrigue ne jouent presque aucun rôle. Grâce au soutien permanent de son mari, Leonard Woolf, elle édite également chez Hogarth Press de grands auteurs étrangers, notamment Sigmund Freud. Mais sa souffrance psychique est trop forte : elle se suicide en se jetant dans une rivière.

Soliloque :
1) Entretien de quelqu'un avec lui-même.
2) Discours de quelqu'un qui, en compagnie, est seul à parler.

Mon avis :

Lire un ouvrage de Virginia Woolf est à la fois exaltant et éprouvant. Est-il vraiment nécessaire de rappeler que l'écriture de Virginia Woolf est un sublime écrin recelant d'inestimables joyaux de poésie, de délicatesse et de culture ? Lire cette langue d'une grande puissance littéraire, et pourtant simple et accessible, est bouleversant. Toutefois, le propos est plus complexe car il s'appuie sur une réflexion très dense, exploitée jusqu'au plus profond du possible, et constante de la première à la dernière ligne. Ce qui oblige le lecteur à maintenir une certaine concentration, mais c'est un exercice on ne peut plus stimulant et enrichissant.

On ignore où... On ignore quand, à quelle saison... La brume matinale recouvre de son voile éphémère une maison blanche, belle et calme, blottie au milieu des arbres, tournée vers la mer, là-bas, à l'horizon. Le sable de la plage est lentement caressé par le va-et-vient des vagues... Une journée ensoleillée va se dérouler sous nos yeux, métaphore de la vie, de l'aube au crépuscule...

Entre soliloques* et dialogues, six personnages, issus d'un milieu social privilégié, évoquent des souvenirs qu'ils partagent depuis l'enfance, non dans le récit des événements mais dans ce qu'ils ont ressenti au moment des faits, et ce qu'ils ressentent aujourd'hui. C'est pour chacun un voyage intérieur intense et douloureux.

La solitude, la jalousie, l'amitié, la fuite, la peur, le rapport aux autres, les premiers émois, les rêves, les fantasmes... Bernard, Suzanne, Rhoda, Neville, Jilly et Louis ne refoulent rien. Dans cette sorte de jeu impitoyable de la mémoire, "qui suis-je ?" est leur véritable question.

Les six amis affrontent leurs conflits intérieurs, leurs pensées les plus profondes, révèlent leur Moi. Peu à peu, ils réalisent la médiocrité de leur vie. Ensemble, et sans doute inconsciemment, ils ont entretenu une certaine complaisance avec l'ennui, l'introspection, l'indifférence aux autres. Et surtout, ils ont négligé un septième personnage, disparu trop tôt, le vrai héros de ce roman, Perceval. Du groupe, il était la carte de la chaleur humaine, de la générosité et de la curiosité qui leur manquent à tous.

Virginia Woolf nous entraîne dans les vagues de la vie, nous malmène, nous bouscule jusqu'à ce que nous perdions pied. Puis nous redépose sur la plage, nous laisse à peine le temps de nous apaiser, de reprendre nos esprits, et nous emporte à nouveau dans les flots de son âme. Les vagues déferlent et balaient tout sur leur passage, y compris l'insouciance. C'est une oeuvre pessimiste, mais ô combien admirable !


Extrait :
"Le mariage, la mort, les voyages, l'amitié, dit Bernard, la ville et la campagne, et les enfants, et tout le reste : une substance dont les mille facettes sont taillées à même les ténèbres, une fleur aux mille pétales. Arrêtons-nous un instant : contemplons notre oeuvre. Laissons-la resplendir au pied des ormes. Une vie. Voilà... C'est fini... C'est éteint."

"La femme gelée" d'Annie Ernaux (Folio)


Annie Ernaux est une romancière française née à Lillebonne en 1940. Des "Armoires vides" (1974) à "La honte" (1997), en passant par "Ce qu'ils disent ou rien" (1977), "La femme gelée" (1981), "La place" (Prix Renaudot 1984), "Une femme" (1988) et "L'événement" (2000), elle décrit, sans déploration mais avec une précision chirurgicale, la banalité d'une expérience, la sienne, mais sur bien des points commune à nous tous : au fond du café-épicerie de ses parents, une adolescente échappe, avec une culpabilité douloureuse, aux déterminismes familiaux en accédant à la culture littéraire grâce à l'école. Sa langue toute en litotes* et en ellipses* explore et superpose les différents registres de l'oralité, populaire et distinguée. Dans ses derniers textes, Annie Ernaux se fait la diariste de plus en plus minimaliste et impudique de son expérience amoureuse, dans des "récits vrais" sans concession, dont le style épuré se veut sans détours ni dérision protectrice, au plus près des émotions et des sensations douloureuses.

LitoteFigure de rhétorique consistant à affaiblir l'expression de la pensée pour laisser entendre plus qu'on ne dit.

Ellipse :
1) Dans certaines situations de communication ou dans certains énoncés, omission d'un ou de plusieurs éléments de la phrase, sans que celle-ci cesse d'être compréhensible.
2) Raccourci, sous-entendu, procédé allusif.

L'histoire :
Les femmes qui ont entouré son enfance et son adolescence ne ressemblaient en rien aux fées du logis présentées dans les magazines de mode de l'époque, les années 1940 à 1960. Ces femmes fortes, volontaires, courageuses, qui parlaient haut, soumises à aucun homme ni à aucun diktact visant à faire d'elles "de parfaites ménagères", ignorantes des "bonnes manières"... ces femmes-là ont été les modèles d'Annie Ernaux. Au sein du couple parental, du fait du commerce, les tâches domestiques étaient naturellement partagées, et les filles, de l'avis de sa mère comme de son père, avaient autant le droit d'étudier que les garçons. Mais au lycée privé religieux où l'auteur était scolarisée, on lui enseignait une autre vie : fuir la gent masculine, devenir une jeune fille distinguée et studieuse, une jeune femme discrète et convenable, une future épouse suffisamment éduquée mais point trop pour ne pas porter ombrage au chef de famille. Pour l'écrivain, par le simple fait d'être issue d'un milieu social modeste, par le simple fait d'être une femme, le chemin des études sera douloureux, semé d'embûches, d'humiliations et de questions sans réponses. Dans cette société conservatrice, difficile pour une femme de revendiquer sa liberté sans s'attirer des foudres zélées. Malgré sa volonté de ne pas tomber dans le piège, la narratrice se retrouve, juste avant le capes, étudiante, mariée et mère d'un petit garçon. Continuer ou arrêter ses études... La carrière ou la famille... Choix cornélien entre la raison et ses rêves... Choix qui ne s'impose qu'aux femmes...

Mon avis :
Avec une grande justesse et toute sa sensibilité, Annie Ernaux raconte le parcours d'une jeune étudiante dans une société prise en étau entre un fort conservatisme et des mouvements féministes naissants. Un récit édifiant sur l'émancipation de la femme, un combat commencé il y a déjà plusieurs décennies, et la tristesse (et la colère !) de constater qu'il reste encore beaucoup de chemin à parcourir, de murs à abattre.

"Annie Ernaux est une exploratrice qui sort au grand jour des faits et des sentiments vécus. Loin de bâtir une autobiographie, elle parle de nous, entre le gouffre, la honte et la lucidité. Elle nous voit et nous accompagne dans une lutte perpétuelle contre l'oubli et le silence, pour "sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais". Avec elle, nous sommes vivants."
Christine Ferniot - Magazine "Lire - Avril 2016"

"Pensées secrètes" de David Lodge (Rivages)


David Lodge est un écrivain britannique brillant né à Londres en 1935. Elevé au sein d'une famille catholique de classe moyenne, coincée entre l'aristocratie et le prolétariat, David Lodge a passé son enfance et son adolescence à lire des comics et des auteurs anglais comme Jerome K. Jerome, Evelyn Waugh et Graham Greene. Très attiré par la fiction, il se lance à quinze ans dans l'écriture de romans et de nouvelles avant d'entreprendre des études de littérature. En 1960, il obtient son premier poste à l'université de Birmingham et publie depuis régulièrement des essais, dans lesquels il analyse la richesse et la variété de la littérature anglo-américaine.

Mais, parallèlement à ces essais et à une carrière universitaire poursuivie jusqu'en 1987, David Lodge est aussi un romancier à la production abondante, inventeur du "picaresque académique", selon la formule d'Umberto Eco, se moquant tranquillement des universitaires qu'il fréquente. Pour Lodge, le roman est le prétexte de rencontres hilarantes. Dans "La Chute du British Museum" (1965), il met en scène les pérégrinations comiques d'un homme pris dans le brouillard londonien. Texte de l'enfance, "Hors de l'abri" (1975), est le récit le plus autobiographique de l'auteur, roman d'apprentissage et roman international, marqué par l'influence de "Dedalus" de Joyce, et des "Ambassadeurs" de James. En 1980, il obtient le prix du Whitbread Book of the Year pour "Jeux de maux".

Ecrivain intarissable, il poursuit une oeuvre à la fois drolatique et amère, de "Changement de décor" (1975) à "Un tout petit monde" (1984), peinture féroce des congrès universitaires, de "Jeu de société" (1988) à "Nouvelles du Paradis" (1991). Dans "Thérapie" (1995), il brosse le portrait d'un scénariste à succès livré à toutes les thérapies possibles pour sortir de sa dépression. "Pensées secrètes" (2000) est un réjouissant badinage entre une romancière et un spécialiste des sciences cognitives. "La Vie en sourdine" (2008) évoque les affres de la vieillesse. Autant d'oeuvres où l'auteur associe un sens aigu de l'observation à une grande verve satirique. Il a écrit également des ouvrages critiques ("L'Art de la fiction", 1992 ; "Dans les coulisses du roman", 2007).

"Enregistrons les atomes à mesure qu'ils affluent à l'esprit et dans l'ordre où ils affluent."
Virginia Woolf (citée dans ce roman)

L'histoire :
A la fin des années 1980, Ralph Messenger avait acheté un dictaphone pour noter le plus fidèlement possible ses pensées à mesure qu'elles venaient. Il s'en souvient. C'était au duty-free de l'aéroport de Londres Heathrow. Il se rendait à un colloque sur "La vue et le cerveau" à San Diego, en Californie. Il avait omis un détail : comment donner à transcrire à la dactylographe des microcassettes sur lesquelles, au milieu de réflexions sérieuses et pertinentes, on a enregistré ses ébats au lit avec une très belle jeune femme rencontrée à ce colloque ? Une seule solution : les retranscrire lui-même. Ce qui est fastidieux pour Ralph ! Huit ans plus tard, on le retrouve. Il est en train d'installer un logiciel de reconnaissance vocale (en remplacement de son vieux dictaphone) sur l'ordinateur de son bureau de professeur, spécialiste des sciences cognitives, à l'université de Gloucester.
Helen Reed, écrivain de renom, a été invitée par l'université de Gloucester à assurer, ce second semestre, des cours de création littéraire à un groupe d'étudiants de la faculté de lettres. Son unique expérience d'enseignante sont les cours du soir ouverts à tous qu'elle donnait à Morley College, institut de formation continue où enseigna Virginia Woolf. En ce dimanche matin pluvieux, après s'être installée dans une petite maison toute neuve, de style scandinave, qui lui a été attribuée, Helen décide de marcher un peu dans ce campus vide et silencieux. De la fenêtre de son bureau, Ralph aperçoit cette belle et mystérieuse inconnue. Il fera sa connaissance quelques jours plus tard lors d'une soirée entre collègues organisée chez lui par son épouse. S'engagera alors entre le scientifique et la littéraire un jeu de séduction à la fois sensuel, physique et intellectuel...

Mon avis :
De quoi est fait l'esprit ? Comment fonctionne la conscience ? Comment l'activité du cerveau se traduit-elle en pensée ? La conscience appartient-elle à l'art ou à la science ? Et si l'intelligence artificielle telle que la rêvent les scientifiques existait, la conscience serait-elle un "problème qu'il faut résoudre" ? Qu'en serait-il des sentiments comme la joie, la tristesse, la jalousie, l'ennui ? Qu'en serait-il de l'amour, appelé "structure d'attachement" en sciences cognitives ? Qu'en serait-il de la séduction, de la sensualité, de la sexualité ? Et bien d'autres questions encore...
On se doit de souligner que le travail de vulgarisation des sciences cognitives réalisé dans ce roman par David Lodge est remarquable. Sans se départir de son humour britannique très spirituel, il nous propose une réflexion riche et approfondie sur la pensée et la conscience au moyen de cinq genres littéraires différents : les soliloques (pensées enregistrées de Ralph), le journal intime de Helen, le roman épistolaire (échanges de courriels), le récit classique à la troisième personne du singulier incluant des dialogues, et les nouvelles à chute (les exercices donnés par Helen à ses étudiants).

Un ouvrage excitant, inquiétant parfois, très instructif. Après sa lecture, on ne cesse d'y penser, on y réfléchit encore très longtemps et on ne regarde plus, on n'écoute plus le monde ni les personnes qui nous entourent de la même façon...

Clin d'oeil :
Souci du détail de l'auteur, la femme de Ralph Messenger, Carrie, a fait des études d'histoire de l'art et son mémoire était sur Berthe Morisot (1841-1895), peintre française. David Lodge rappelle ainsi que dans son tableau "La Psyché" (ou "Le Miroir") (1876), Berthe Morisot a créé une scénographie capable de rendre compte de la complexité de la vie intérieure et de la vie quotidienne. Elle préfigure ainsi la poétique de l'intime qui se développera ensuite dans le roman du début du XXème siècle en Europe.

Extrait
(Helen) "Le métier d'écrivain vous met à nu, d'une façon ou d'une autre. Même si l'oeuvre n'est pas ouvertement autobiographique, elle révèle indirectement vos peurs, vos désirs, vos fantasmes, vos priorités."

"Hôpital psychiatrique" de Raymond Castells (Rivages/Noir)


Raymond Castells est un psychologue clinicien français. Son roman "Hôpital psychiatrique" est inspiré de faits réels : en France, durant la Seconde Guerre mondiale, des hôpitaux psychiatriques ont abrité simultanément des soldats allemands, des résistants, des collaborateurs et des malades mentaux.

L'auteur explique que le choix de ce contexte historique lui a permis de replacer la description du fonctionnement actuel des établissements psychiatriques, avec les dérives de certains membres d'un personnel médical et soignant omnipotent face à des patients psychologiquement affaiblis.

L'histoire :
Le jeudi 6 mai 2010, Louise et Louis se rappellent cette nuit du 24 décembre 1942. Profitant d'un énorme chahut durant la Messe de Minuit à la chapelle de l'hôpital psychiatrique de Murmont, les deux amants s'évadent de l'asile après y avoir mis le feu. Il y aura 2450 victimes parmi lesquelles des malades, des infirmières, des gardiens, des soldats de la Wehrmacht, des légionnaires, des résistants et des collaborateurs.
Ils racontent leur histoire qui commence en février 1937. Louis a dix-sept ans quand un juge décide de le sortir de la prison où il est incarcéré pour l'interner "chez les fous"...

Mon avis :
Un page-turner efficace sur fond d'Histoire qui mêle romanesque, document et témoignage. Comme le précise l'auteur, "les pathologies mentales sont parmi les plus complexes à soigner, ne serait-ce qu'à cause du déni de leur maladie par ceux qui en souffrent, de la difficulté pour l'entourage à authentifier cette maladie, et pour le praticien à l'identifier et à l'éradiquer sans pouvoir agir sur ses causes". Dur, glaçant, mais très intéressant !