vendredi 2 novembre 2018

Novembre 2018 - "Ils ont écrit la Grande Guerre"


"Dans la guerre" d'Alice Ferney (J'ai lu)

Alice Ferney est née en 1961 à Paris. Diplômée de l'ESSEC et docteur en économie, elle commence à écrire en 1987. Son premier roman, "Le ventre de la fée", paraît en 1993 chez Actes Sud. Ses thèmes se partagent selon deux axes : d'une part la différence des sexes, la maternité et le sentiment amoureux ; d'autre part l'Histoire, la guerre, l'engagement.

En 2016, son roman "L'élégance des veuves" est adapté au cinéma dans le film "Eternité", réalisé par Tran Anh Hung, avec Audrey Tautou, Bérénice Béjo et Mélanie Laurent.

L'histoire :
Ce dimanche 2 août 1914 est un jour sombre. Dans toute la campagne landaise, comme dans tout le pays, le tocsin annonce la mobilisation. Pour Félicité et Jules, la séparation est une déchirure. Félicité ne peut imaginer la vie à la ferme sans la force et l'amour de son mari. Quant à Jules, il a le sentiment d'abandonner, bien malgré lui, son épouse aimante, leur petit garçon de deux ans, Antoine, son frère, Petit-Louis, jeune homme de dix-sept ans déficient mental, et son fidèle colley, Prince. A sa douleur s'ajoute son inquiétude de laisser sa famille et la propriété aux mains de sa mère, Julia, veuve tyrannique pour qui seule compte la terre...

Mon avis :
Un roman introspectif fort et dense dans lequel, pendant les quatre années que dure cette guerre d'une violence inouïe, les personnages sont pris dans un tourbillon d'émotions, de tourments, d'interrogations, de réflexion et de méditation. A chaque page, la tension dramatique croît, puise jusqu'au tréfonds de l'âme humaine et nous émeut aux larmes. Les héros et héroïnes, humains ou animaux, sont extrêmement attachants. Un livre profondément bouleversant.

"A l'Ouest rien de nouveau" de Erich Maria Remarque (Le Livre de Poche)

Erich Maria Remarque est un écrivain né en 1898 à Osnabrück (Allemagne). Engagé volontaire en 1916, blessé en 1918, il exerce divers métiers après la guerre, puis trouve sa voie dans le journalisme et la littérature. Son roman "A l'Ouest rien de nouveau" (1929) connaît un succès mondial, est traduit en 32 langues et est adapté au cinéma dès 1930. Mais il subit aussi de violentes attaques et est interdit en Allemagne dès 1933. Exilé, Remarque vit dès lors en Suisse et aux Etats-Unis. Son second très grand succès, "Arc de triomphe" (1946), se passe en 1938-1939 dans les milieux de l'émigration allemande à Paris. Déchu de sa nationalité allemande en 1938, Erich Maria Remarque est naturalisé américain en 1947. Il meurt en 1970 à Locarno (Suisse).

Tout comme "L'adieu aux armes" d'Hemingway, paru la même année (1929), "A l'Ouest rien de nouveau" veut témoigner pour cette "génération anéantie par la guerre, même si elle a échappé à ses obus". Le héros, Paul Bäumer, passe directement des bancs de l'école à la caserne, puis au front, où il est tué dans une des dernières escarmouches. Confronté à la réalité de la guerre, il prend conscience du caractère mensonger des idéaux qu'on lui avait prêchés et découvre une fraternité des hommes par-delà les frontières.

L'histoire :

Ils sont Allemands. Ils sont partis à cent-cinquante au front. Quinze jours plus tard n'en sont revenus que quatre-vingts. Alors pour les survivants, le calcul est simple, c'est double-ration de fricot, de tabac et de miel artificiel. Katczinsky, à quarante ans, est le plus âgé. Tjaden, Müller, Kropp, Leer, Westhus, Detering, Kemmerich, et le narrateur, Paul Bäumer, n'ont pas vingt ans, et pourtant, face aux "jeunes recrues", ils font figure de vétérans.

Derrière les baraquements, à l'abri des obus, les latrines communes, évidemment sans portes, accueillent une vingtaine d'hommes. Passée la gêne des premiers jours, l'endroit est devenu - pour combien de temps encore ? - le plus en sécurité ; "le rapport des chiottes", c'est là où les soldats se retrouvent pour se reposer, discuter, boire, jouer aux cartes...

"Nous ne combattons pas, nous nous défendons contre la destruction."

Mon avis :
Erich Maria Remarque décrit admirablement, avec une puissance extraordinaire, et sans la moindre haine envers l'ennemi, l'épouvantable chaos, l'horreur indicible aux familles, aux civils. Il décrit aussi, et surtout, ce lien exceptionnel, indéfectible qui unit les frères d'armes et sans lequel tous deviendraient fous.

L'actrice Marlène Dietrich, un temps la compagne de Remarque et son amie jusqu'à sa mort, a dit de l'écrivain : "Il a une capacité que peu d'hommes possèdent : celle de comprendre les émotions de l'existence."

"Cris" de Laurent Gaudé (Le Livre de Poche)

Laurent Gaudé est né en 1972 à Paris. Romancier, nouvelliste et dramaturge, il a reçu, en 2003, le Prix Goncourt des lycéens et le Prix des libraires pour "La mort du roi Tsongor" (Actes Sud), puis, en 2004, le Prix Goncourt pour son roman "Le Soleil des Scorta" (Actes Sud).

Mon avis :

Un roman choral poignant dans lequel les personnages témoignent de la sauvagerie du front. Il y a Jules, le permissionnaire, tenaillé par l'angoisse de retrouver les civils, leurs regards mêlés de dégoût et de pitié, leur méconnaissance de la réalité des combats... Il y a les camarades : Marius, Boris, le médecin, le lieutenant Rénier... Il y a aussi "le gazé", ce blessé anonyme piégé dans un trou d'obus... Et d'autres encore... Face à l'insoutenable, tous racontent la solidarité, la fraternité, le dépassement de soi, le courage, la bravoure, mais également la peur, les doutes, le désespoir, la folie.

Un livre contre l'oubli. Longtemps après sa lecture, les cris sont toujours là...

"Le chagrin des vivants" de Anna Hope (Folio)

Anna Hope est née en 1974 à Manchester (Royaume-Uni). En l'espace de deux romans, "Le chagrin des vivants" et "La salle de bal", elle s'est imposée comme l'une des voix majeures de la littérature contemporaine d'outre-Manche. Diplômée d'Oxford et profondément influencée par les récits modernistes à la façon de Virginia Woolf, elle a choisi de donner la parole aux sans-voix de l'Histoire, privilégiant les marginaux aux héros. Son dernier roman, "La salle de bal", raconte une histoire d'amour poignante entre deux patients d'un asile psychiatrique.

L'histoire :

Dimanche 7 novembre 1920

A Arras, dans le nord de la France, un colonel, un sergent et un simple soldat, à bord d'une ambulance, s'engagent en pleine nuit vers ce qu'il reste des tranchées. Le colonel indique un endroit. Ils s'arrêtent, descendent du véhicule, creusent le sol gelé, et déterrent un corps sans plaques d'identité...

A Londres...

Hettie et Diana, danseuses de compagnie pour les anciens soldats, ont rendez-vous dans un club. Hettie est présentée à Gus, son compagnon pour la soirée, gentil garçon mais mal à l'aise et très mauvais danseur. Après quelques tours de piste périlleux, Gus se propose d'aller chercher des boissons fraîches au bar. Pendant ce temps, Ed, un très bel homme, invite Hettie pour un one-step. A l'inverse de Gus, Ed est sûr de lui, charmeur et a le sens du rythme. La musique se termine. Ed s'évanouit dans la foule et Gus revient avec une limonade...

Dans son petit appartement qu'elle partage avec son amie Doreen, Evelyn se dépêche. Elle doit retrouver son frère Edward à la gare. Ils se rendent chez leurs parents, près d'Oxford, pour le déjeuner d'anniversaire de leur mère. Mais Ed n'arrive pas et Evelyn lui en veut de la laisser seule affronter le mépris de la famille, bourgeoise et conservatrice, pour ses activités au bureau des pensions de guerre...

Ada et Jack terminent leur petit-déjeuner, puis Jack part passer la journée au jardin ouvrier. Demain, cela fera vingt-cinq ans qu'ils sont mariés. Ada est en train de débarrasser la table de la cuisine lorsque se présente à la porte d'entrée de la maison un jeune homme, blessé, sale, un de ces nombreux soldats démobilisés, sans le sous, devenus mendiants ou camelots pour un peu de nourriture, une veste ou des chaussures. Partagée entre le haut-le-coeur et la pitié, Ada le laisse entrer. La scène est étrange, dérangeante. Ada décide de lui acheter un lot de lavettes inutiles pour qu'il s'en aille au plus vite. Mais le pauvre garçon est soudain pris de convulsions. Dans son délire, il prononce un mot : "Michael". Ada est sous le choc. C'est le prénom de son fils disparu. Elle retient le vagabond, le presse de questions, mais il ne parle plus et s'enfuit...

Mon avis :

Cette histoire intense relate cinq jours. Du premier, le 7 novembre 1920, où le corps d'un soldat anonyme est déterré d'un champ du nord de la France et mis en bière, au dernier, le 11 novembre 1920, où les funérailles, à Londres, de ce Soldat inconnu, rassembleront des milliers de Britanniques, dont une majorité de femmes. Cinq jours essentiels dans la vie de trois d'entre elles : Hettie, Evelyn et Ada. A travers elles, nous découvrons les multiples contrecoups de la guerre, la profonde césure entre la vie d'avant et la vie d'après, dans un pays en pleine reconstruction mais dont la douleur du deuil est encore terriblement vive. Les pertes humaines ont été considérables et aucune famille n'a été épargnée.

L'écriture d'Anna Hope est belle, d'une grande sensibilité, et les émotions qu'elle provoque en nous sont profondes et bouleversantes. Après ce premier roman parfaitement réussi, on a qu'une envie : se plonger passionnément dans son nouveau roman, "La salle de bal" (Gallimard), Grand Prix des lectrices de "Elle" 2018.