vendredi 6 mars 2020

Mars 2020 - "Littérature de l'Intime"




"Notes de chevet" de Sei Shônagon (Connaissance de l'Orient / Gallimard / Unesco)

Sei Shônagon (vers 966 - ?) est une femme de lettres et poétesse japonaise. Fille du poète Kiyohara no Motosuke (908-990), elle est issue d'une famille de fonctionnaires lettrés et, comme sa contemporaine Murasaki Shikibu, elle reçoit une éducation, fait exceptionnel pour une femme à l'époque.

Elle appartient à la cour de l'empereur Ichijo et elle devient, en 991, la dame de compagnie de l'impératrice Fujiwara no Teishi (Sadako). C'est sans doute pendant cette période qu'elle reçoit le surnom de Sei Shônagon. Fameuse à la cour pour l'étendue de son savoir, elle rivalise d'esprit avec de grands lettrés de son temps, mais c'est surtout grâce au chef-d'oeuvre qu'elle rédige à cette époque, le Makura no soshi ("Notes de chevet"), que la personnalité de cette femme brillante, à l'esprit mordant, se révèle avec le plus de netteté.

Composé au début du XIe siècle, cet ouvrage constitue le premier zuihitsu (ou "essai") de la littérature japonaise. Ce recueil est le journal intime de Sei Shônagon. Il n'est pas destiné à la publication. Il se présente sous la forme de près de 300 notes éparses, jetées sur le papier sans ordre thématique apparent, et sans le déroulement chronologique propre aux nikki ("notes journalières"). La liberté dans le choix des sujets et des traitements (descriptions, anecdotes ou listes), la pureté de la langue et la puissance du style permettent l'élaboration de véritables poèmes en prose, où au don du raccourci et à l'humour incisif se mêle parfois un lyrisme glacé, révélant ainsi toutes les facettes d'une personnalité littéraire exceptionnelle.

Après la mort en couches de l'impératrice Teishi en 1001, Sei Shônagon quitte la cour impériale. On ne sait rien de certain de sa vie ensuite. Elle meurt après 1013.

Mon avis :

Une lecture un peu ardue de premier abord. Il faut accepter de lâcher prise, de se laisser porter dans une époque ancienne, dans une culture ancestrale, dans une civilisation mal connue en France, souvent représentée de manière caricaturale et violente. Dès lors, on peut accéder à la magistrale beauté de ces "écrits intimes".

Il n'est pas nécessaire de vouloir tout lire en un bloc linéaire. On a le droit - mais oui ! - de faire confiance au hasard, d'accorder aux pages de se choisir elles-mêmes, de découvrir par petites touches ce riche témoignage de la vie quotidienne à la cour impériale, de savourer ces illustrations détaillées, réalistes, critiques aussi, du Japon au XIe siècle. Admirable !!!

"Un dimanche à Ville-d'Avray" de Dominique Barbéris (Arléa)

Dominique Barbéris est une romancière française née en 1958 au Cameroun (Afrique centrale). Agrégée de lettres modernes, enseignante universitaire, spécialiste en stylistique et ateliers d'écriture romanesque, elle est l'auteure de neuf romans dont "La Ville" (Arléa, 1996), "Les autres" (Gallimard). "L'année de l'éducation sentimentale" (Gallimard) a reçu le Prix Jean Freustié en 2018. Son dixième roman, "Un dimanche à Ville-d'Avray" a été sélectionné pour le Prix Goncourt et pour le Prix Femina à l'occasion de la rentrée littéraire 2019.

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Le film :
Le titre du roman de Dominique Barbéris, "Un dimanche à Ville-d'Avray", fait référence à "Cybèle ou les dimanches à Ville-d'Avray" (souvent abrégé en "Les dimanches de Ville-d'Avray"), film dramatique français réalisé en 1962 par Serge Bourguignon, récompensé par l'Oscar du meilleur film international en 1963.

Années 1960 en France.
Pierre, un ancien pilote de guerre, est devenu amnésique à la suite d'un accident d'avion en Indochine et ne parvient pas à se réintégrer au monde. Madeleine, une amie infirmière, lui consacre toute sa vie et sa tendresse de femme seule. Un jour, en la raccompagnant à la gare de Ville-d'Avray, Pierre rencontre Françoise, dix ans, orpheline de mère, qui vit dans un pensionnat religieux. La vision de l'enfant lui rappelle l'image d'une fillette qu'il pense avoir tuée en opération. Il se prend rapidement d'amitié pour Françoise. Puis, se faisant passer pour son père, il lui rend visite tous les dimanches. Une tendre et pure complicité s'établit entre eux. Mais cette relation fait bientôt scandale dans la ville...

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"Qui nous connaît vraiment ? Nous disons si peu de choses, et nous mentons presque sur tout. Qui sait la vérité ?"

L'histoire :

Deux soeurs. L'une, la narratrice, vit heureuse et épanouie dans l'agitation de Paris mais elle appréhende les dimanches ennuyeux et guindés chez sa soeur. L'autre, Claire Marie, s'efface pour sa famille, traditionnelle et sans surprises, en banlieue, à Ville-d'Avray, et elle déteste les dimanches chez sa soeur dont les amis sont trop expansifs pour elle.

Ce dimanche d'automne n'a rien de différent des autres dimanches. Profitant de l'absence de son compagnon, la narratrice décide de rendre visite à sa soeur. Est-ce le fait de se retrouver seules, toutes les deux, quelques instants dans l'après-midi, ou est-ce la lenteur morose d'une journée déprimante qui ravive en elles des souvenirs communs ? Leur enfance dans les années 1960, l'éducation qu'elles ont reçue, leurs jeux, leurs rêves, leurs passions pour des héros de télévision, Thierry la Fronde d'abord, puis Rochester, personnage du roman de Charlotte Brontë, "Jane Eyre", interprété au cinéma par le troublant Orson Welles.

Ce dimanche d'automne, comme tout autre dimanche, écrasant d'ennui, de nostalgie, de tristesse, devient, au détour d'une confidence inattendue lâchée presque par hasard, un dimanche particulier...

Mon avis :
On se reconnaîtra tous un peu dans la description de ces dimanches pesants, étranges, hors du temps, où tout peut arriver, où tout peut être dit, puis s'évanouir comme n'avoir jamais existé, comme ces petites scènes théâtrales inventées par les enfants. Ce livre est un bruissement de pas dans les feuilles mortes. Ce livre est le clapotis d'une pluie continue sur la surface d'un étang. Ce livre est un murmure, on tend l'oreille, on veut tout entendre, parce que c'est beau, romanesque, poétique, et profondément intime.

"La passion suspendue" - Marguerite Duras - Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre (Points)

Marguerite Duras, de son vrai nom Marguerite Donnadieu, est née en 1914 à Saïgon (alors en Indochine française) d'une mère institutrice et d'un père professeur de mathématiques qui meurt de dysenterie en 1921. En Indochine, la famille est ruinée et Marguerite rentre en France suivre des études de Droit.

Pendant la guerre, elle participe à la Résistance et voit son mari, Robert Antelme, déporté à Dachau et revenir malade du typhus. Elle en fera le récit dans "La Douleur" paru en 1985. A la Libération, Marguerite Duras s'engage au Parti Communiste Français, en est exclue en 1950 mais continue de militer pour différentes causes comme la guerre en Algérie ou encore le droit à l'avortement.

Cette année-là (1950), elle publie son troisième livre, "Un barrage contre le Pacifique", roman autobiographique qui sera adapté au cinéma. Elle-même se mettra plus tard à écrire des scénarios ("Hiroshima mon amour" en 1959) puis passera à la réalisation, adaptant ses propres livres (comme "India Song" en 1975). Elle écrit également des pièces de théâtre dès 1955 avec "Le square" puis viendront "Des journées entières dans les arbres" (1965) et aussi "Savannah Bay" (1982).

Parmi ses livres-clé on peut citer "Moderato cantabile" (1958), "Le Ravissement de Lol V. Stein" (1964) ou encore "Le Vice-consul" (1966). En 1984, Marguerite Duras connaît un immense succès avec son roman "L'Amant" qui reçoit le Prix Goncourt. Malade de l'alcool depuis les années 1980, l'écrivaine renouvelle les cures de désintoxication. Elle meurt à Paris en 1996 à l'âge de 81 ans.

Leopoldina Pallotta della Torre est une journaliste italienne. Après la lecture de "L'Amant", elle décide d'écrire un article puis un livre sur Marguerite Duras, qu'elle rencontre entre 1987 et 1989.

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Mon avis :

"On me reprochait toujours d'être folle, illogique. Mais en moi il n'y avait qu'une apparence de désordre, de contradictoire."

On l'adore ou on la déteste. Elle agace ou elle fascine. Marguerite Duras est une personne complexe. Elle n'aime pas ce qui est linéaire, en littérature comme dans tout autre domaine. Elle affectionne la solitude et le silence autant qu'elle en souffre. Dans cet entretien qu'elle accorde à la journaliste italienne Leopoldina Pallotta della Torre, l'écrivaine se dévoile de manière exceptionnelle avec beaucoup de liberté et de franc-parler, modeste (rarement), le propos amer (parfois), sévère avec ses contemporains (souvent), passionnée (toujours)... Nostalgique lorsqu'elle évoque son enfance en Cochinchine où elle est née... Touchante lorsqu'elle raconte son arrivée à Paris, jeune étudiante en Droit de dix-huit ans, ses rencontres, la guerre, les hommes... Lucide face au succès de "Un barrage contre le Pacifique", "L'Amant" et "La Douleur"... Captivante lorsqu'elle analyse son écriture, ses personnages, la littérature, le théâtre, le cinéma... Troublante lorsqu'elle confie sa conception de l'amour... Emouvante lorsqu'elle aborde son alcoolisme, la maternité, sa vie de femme entière et passionnée...

"Ecrire, ce n'est pas raconter une histoire : mais évoquer ce qui l'entoure, on crée autour de l'histoire un instant après l'autre."

"Né d'aucune femme" de Franck Bouysse (La Manufacture de livres)

Prix des libraires 2019
Prix du roman inspirant
"Psychologies Magazine" 2019
Grand Prix des lectrices "Elle" 2019
Prix Babelio - Littérature française 2019


Franck Bouysse est un écrivain né en 1965 à Brive-la-Gaillarde. Il a enseigné la biologie et l'horticulture avant de se consacrer à sa passion pour l'écriture. Ses romans "Grossir le ciel" (2014), "Plateau" (2016) et "Glaise" (2017) ont rencontré un large succès, public comme critique, et remporté de nombreux prix littéraires. Il partage aujourd'hui sa vie entre Limoges et un hameau de Corrèze.

L'histoire :
Gabriel, prêtre septuagénaire, se souvient avec une émotion toujours aussi vive et présente, de cette confession étrange entendue il y a de cela plus de quarante ans. C'était une voix féminine inconnue, hésitante, apeurée, une ombre fantomatique à peine aperçue dans l'église mais qui l'a mené aux carnets secrets de Rose, pensionnaire de l'asile. Après tant d'années, l'évocation de ces journaux intimes bouleverse encore le Père Gabriel...

Mon avis :
On pourrait situer l'histoire dans la France rurale du début du XXe siècle. Mais à dessein, l'auteur ne le précise pas. Au fond, quelle importance ? Car le destin de la jeune héroïne, sa force et son courage ont une résonance étrangement contemporaine. Violent et éprouvant, mais à la fois poétique et sensible, ce roman est tout simplement remarquable !

A noter la grande beauté de la photographie en première de couverture...