lundi 4 mars 2019

Mars 2019 - "Ecrire"


"Ecrire" de Marguerite Duras (Folio)

Marguerite Duras, de son vrai nom Marguerite Donnadieu, est née en 1914 à Saïgon (alors en Indochine française) d'une mère institutrice et d'un père professeur de mathématiques qui meurt de dysenterie en 1921. En Indochine, la famille est ruinée et Marguerite rentre en France suivre des études de Droit. 

Pendant la guerre, elle participe à la Résistance et voit son mari, Robert Antelme, déporté à Dachau et revenir malade du typhus. Elle en fera le récit dans "La Douleur" paru en 1985. A la Libération, Marguerite Duras s'engage au Parti Communiste Français, en est exclue en 1950 mais continue de militer pour différentes causes comme la guerre en Algérie ou encore le droit à l'avortement. 

Cette année-là (1950), elle publie son troisième livre, "Un barrage contre le Pacifique", roman autobiographique qui sera adapté au cinéma. Elle-même se mettra plus tard à écrire des scénarios ("Hiroshima mon amour" en 1959) puis passera à la réalisation, adaptant ses propres livres (comme "India Song" en 1975). Elle écrit également des pièces de théâtre dès 1955 avec "Le square" puis viendront "Des journées entières dans les arbres" (1965) et aussi "Savannah Bay" (1982). 

Parmi ses livres clé on peut citer "Moderato cantabile" (1958), "Le Ravissement de Lol V. Stein" (1964) ou encore "Le Vice-Consul" (1966). En 1984, Marguerite Duras connaît un immense succès avec son roman "L'Amant" qui reçoit le Prix Goncourt. Malade de l'alcool depuis les années 1980, l'écrivaine renouvelle les cures de désintoxication. Elle meurt à Paris en 1996 à l'âge de 81 ans.

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Ce livre réunit cinq textes de Marguerite Duras construits autour de l'acte d'écriture, mais le plus remarquable et le plus influent reste le premier, "Ecrire".

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"Ecrire" :

"La solitude de l'écriture, c'est une solitude sans quoi l'écrit ne se produit pas, ou il s'émiette exsangue de chercher quoi écrire encore."

L'écriture, c'est d'abord une maison, un pièce, une table à soi. L'écriture, c'est s'isoler du monde extérieur. L'écriture, c'est le silence et la solitude. L'écriture, c'est l'histoire singulière qui a façonné l'écrivain. Marguerite Duras évoque avec une sincérité et une humilité touchantes l'enfance, l'amour, la guerre, la maternité, l'amitié, la politique, le cinéma, l'alcool, la folie, le crépuscule... et la nécessité d'écrire. Elle donne à ses mots une résonance musicale toute particulière. Une lecture publique offrirait à ce texte une profondeur et une émotion plus intenses encore...

"L'écrit ça arrive comme le vent, c'est nu, c'est de l'encre, c'est l'écrit, et ça passe comme rien d'autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie."


"La mort du jeune aviateur anglais" :

Comment écrire deux jeunes vies prises par la folie des hommes ? Comment mettre en parallèle le souvenir d'un jeune aviateur anglais de vingt ans, tué en Normandie aux derniers jours de la guerre et enterré dignement dans le petit cimetière d'un village, et le souvenir de Paulo, petit frère de Marguerite Duras, mort pendant la guerre du Japon et jeté dans une fosse commune ?

"Ecrire par le dehors peut-être, en ne faisant que décrire peut-être, décrire les choses qui sont là, présentes. Ne pas en inventer d'autres."


"Roma" :

Rome d'hier... Rome d'aujourd'hui...
Ecrite comme un scénario
Une histoire d'amour d'hier... Une histoire d'amour d'aujourd'hui...


"Le nombre pur" :

Comment écrire le mot "pur" quand, en son nom, l'Homme a commis tant d'horreurs...


"L'exposition de la peinture" :

Le peintre est comme l'écrivain. La peinture est son écriture...

"L'homme dit que ce sont des toiles de la même personne qui ont été faites dans le même moment de la vie de cette personne. C'est pourquoi il veut les accrocher toutes ensemble, ça le préoccupe beaucoup, il voudrait non pas qu'elles ne fassent qu'un, non, ce n'est pas ça du tout, du tout, mais qu'elles soient toutes les unes auprès des autres dans un rapprochement naturel, juste, dont lui seul est responsable, dont lui seul devrait savoir de quelle valeur il doit être."

"Les Personnages" de Sylvie Germain (Folio)

Sylvie Germain est une écrivaine et philosophe française, née en 1954 à Châteauroux. Son premier roman, "Le Livre des Nuits" suivi de "Nuit d'Ambre", une saga familiale de près de huit cents pages, reçoit, en 1984, six prix littéraires : Prix du Lions Club International, Prix du Livre Insolite, Prix de Passion, Prix de la Ville du Mans, Prix Hermès et Prix Grevisse. Sylvie Germain part alors vivre à Prague où elle enseigne la philosophie et le français au Lycée français et publie "Jour de colère" (Prix Femina). De retour en France en 1993, elle vit entre Paris et La Rochelle. "Magnus", paru en 2005, est récompensé par le Prix Goncourt des lycéens. En 2013, elle est élue à l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Elle reçoit en 2016 le Prix mondial Cino Del Duca. Elle fait partie des présidents d'honneur du Prix Marguerite Duras.

Mon avis :

"Ils naissent d'un rapt commis là-bas, aux confins de notre imaginaire où, furtivement, dérivent des rêves en archipel, des éclats de souvenirs et des bribes de pensée. Et ils savent des choses dont nous ne savons rien."

Lorsque les personnages apparaissent, envahissent ses songes et s'animent, que fait l'écrivain ? Soit il les accueille avec méfiance, craint leur imprévisibilité, leurs débordements. Soit il les accueille avec joie, joue le jeu, met à leur profit son imaginaire, son inspiration. Dans un cas comme dans l'autre, le romancier va devoir leur donner "chair et vie", leur inventer une histoire, leur trouver un nom, leur créer une image, un langage, un style, un caractère...

"Mais cela suffit-il ? Les personnages vivront-ils ? Ne leur manque-t-il pas encore l'esprit ?"

Philosophie, poésie, méditation, érudition, cette analyse approfondie du geste d'écrire est tout cela à la fois. On y croise, entre autres, Simone Weil, Milan Kundera ou Marguerite Duras. Cérébral par endroits, il faut bien le reconnaître, ce texte mérite une seconde lecture afin d'en saisir toutes les subtilités et toutes les références culturelles et littéraires.

Mais avant tout, c'est une formidable invitation à dévorer des romans, encore et encore, à libérer de nombreux personnages, à nous les approprier, à les laisser déambuler dans notre tête, et à leur offrir l'esprit que l'auteur n'a pu leur donner !

"Les personnages n'habitent qu'en apparence dans les livres qui les ont délivrés de leurs limbes, ils n'aspirent qu'à s'en aller déambuler en tous sens, à transhumer d'un imaginaire à un autre, à visiter beaucoup de pays mentaux. Ils n'appartiennent pas à leur seul auteur, mais à une communauté.

               Ils n'appartiennent à personne. Ils attendent juste la chance d'être lus, pour exister davantage, et toujours autrement."

Les deux nouvelles, à la fin de l'ouvrage, "Le tremble" et "Magdiel", teintées de fantastique, sont délicieuses et illustrent parfaitement la réflexion de Sylvie Germain.

"Mais on ne choisit pas ses personnages comme on le souhaiterait, pas plus qu'on ne se débarrasse facilement des fâcheux, Paulin Féborgue, auteur d'une vingtaine de romans et d'une cinquantaine de nouvelles, le savait parfaitement. Parmi les nombreux personnages qu'il avait mis en scène dans ses livres, beaucoup lui avaient donné du fil à retordre, et certains, lorsqu'ils s'étaient présentés la première fois à son imagination, ne lui avaient inspiré aucun désir d'écriture tant ils paraissaient insignifiants. Malgré tout, le désir avait chaque fois fini par s'éveiller, fût-ce tardivement, et par persévérer, au prix d'innombrables louvoiements entre les doutes et le découragement."

"L'écriture comme un couteau" de Annie Ernaux - Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet (Folio)

Annie Ernaux est née en 1940 à Lillebonne (Seine-Maritime), dans un milieu social modeste : ses parents étaient d'abord ouvriers avant de tenir un café-épicerie. Elle grandit à Yvetot, en Normandie, et poursuit ses études à Rouen. Institutrice puis professeure agrégée de Lettres modernes, divorcée, mère de deux garçons, elle fait son entrée en littérature en 1974 avec "Les armoires vides", un roman autobiographique. Sa vie, ses expériences heureuses ou douloureuses, le statut de la femme seront les matériau essentiel d'une oeuvre réaliste et crue. "La place" remporte le Prix Renaudot en 1984. A la croisée de l'expérience historique et de l'expérience individuelle, son écriture, dépouillée de toute fioriture stylistique, dissèque le parcours de ses parents ("La place", "La honte"), son adolescence ("Ce qu'ils disent ou rien"), la sexualité et ses relations amoureuses ("Passion simple", "Se perdre"), son mariage ("La femme gelée"), son avortement ("L'événement"), son environnement ("Journal du dehors", "La vie extérieure"), la maladie d'Alzheimer de sa mère ("Je ne suis pas sortie de ma nuit"), puis la mort de sa mère ("Une femme"), son cancer du sein ("L'usage de la photo", en collaboration avec Marc Marie).

En 2008, Annie Ernaux touche et émeut un très large public avec "Les années", formidable et mélancolique récit écrit à la troisième personne du singulier, différent de l'ensemble de son travail, et qui fait figure de mémoire collective des Français. Tous les lecteurs, même parmi les plus jeunes, se reconnaissent quelque part dans cette évocation de la période de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Le livre est récompensé par le Prix Marguerite Duras, le Prix François Mauriac de la région Aquitaine, le Prix de la langue française et le Prix Strega européen.

En 2017, Annie Ernaux reçoit le Prix Marguerite Yourcenar décerné par la Société civile des auteurs multimédia pour l'ensemble de son oeuvre.

Frédéric-Yves Jeannet est un écrivain mexicain, d'origine et d'expression française, né en 1959 à Grenoble. Il quitte la France en 1975 et s'installe au Mexique en 1977, pays dont il adopte la nationalité en 1987. Il est professeur de littérature française et père de deux enfants. Il enseigne au Mexique, en Suède, en France, à Genève, à New York et en Nouvelle-Zélande. Il habite à Rabat au Maroc depuis 2017. Son oeuvre contient des romans ainsi que plusieurs livres d'entretiens (Annie Ernaux, Michel Butor, Hélène Cixous, entre autres).

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A propos de Marguerite Duras...

F.-Y. J.[...] j'aimerais que vous me précisiez ce qui vous est étranger dans l'entreprise de Duras : est-ce l'étrangeté de son écriture, de sa syntaxe, de sa personnalité, ou de son projet lui-même ? A première vue, en effet, on pourrait estimer qu'il existe entre vos entreprises, malgré toutes leurs différences, certaines affinités : comme vous, elle a "osé" parler de son enfance, de sa sexualité, de ses amants, et prendre sa vie comme matière de ses livres..

A. E. : J'ai toujours su que je n'écrirais pas comme Duras et j'avoue être un peu étonnée que vous me trouviez des affinités avec elle. Entre nous, est-ce que, à votre insu, vous n'obéiriez pas à cette tendance inconsciente, généralisée, qui fait qu'on compare spontanément, en premier lieu, une femme écrivain à d'autres femmes écrivains ? Symétriquement, il est plutôt rare qu'on compare un homme écrivain à une femme écrivain...

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Mon avis :

Frédéric-Yves Jeannet admire Annie Ernaux pourtant l'apparente opposée de lui-même. Il aime son écriture. Ce livre est une correspondance électronique entre les Etats-Unis et la France que les deux écrivains ont entretenue pendant un an, de 2001 à 2002. La forme entièrement écrite de l'échange a séduit Annie Ernaux qui s'est volontiers prêtée au jeu avec sincérité et précision.

A. E. : Ma méthode de travail est fondée essentiellement sur la mémoire qui m'apporte constamment des éléments en écrivant, mais aussi dans les moments où je n'écris pas, où je suis obsédée par mon livre en cours. J'ai écrit que "la mémoire est matérielle", peut-être ne l'est-elle pas pour tout le monde, pour moi, elle l'est à l'extrême, ramenant des choses vues, entendues (rôles des phrases, souvent isolées, fulgurantes), des gestes, des scènes, avec la plus grande précision. Ces "épiphanies" constantes sont le matériau de mes livres, les "preuves" aussi de la réalité. Je ne peux pas écrire sans "voir" ni "entendre", mais pour moi c'est "revoir" et "réentendre".

Cet ouvrage se place en marge de l'oeuvre d'Annie Ernaux. Il pourra agacer autant que ravir. S'il donne parfois au lecteur le sentiment de n'être qu'un spectateur passif d'une discussion entre deux intellectuels, les réponses d'Annie Ernaux sont passionnantes pour ses "inconditionnels" (dont je suis !), pour celles et ceux qui s'intéressent au travail en amont, du "chantier" (mélange de projets, de notes, de phrases, de recherches... le tout classé dans des chemises cartonnées) à la parution d'un roman, d'un récit ou d'un texte.

A. E. : J'emploie le passé composé par impossibilité absolue de rendre compte des choses au passé simple. Je le sens comme une mise à distance - le comble de la distance étant tout de même pour moi l'imparfait du subjonctif, et c'est pourquoi je ne respecte jamais les concordances, volontairement - et je suis d'accord avec Barthes quand il dit que le passé simple signifie, proclame avant tout : "Je suis la littérature".

Avec son immense générosité et toute la sensibilité que nous lui connaissons, Annie Ernaux nous permet d'approcher au plus près du processus littéraire qui est le sien.

A. E. : Je crois qu'un petit nombre de critiques ne me pardonne pas cela, ma façon d'écrire le social et le sexuel, de ne pas respecter une sorte de bienséance intellectuelle, artistique, en mélangeant le langage du corps et la réflexion sur l'écriture, en ayant autant d'intérêt pour les hypermarchés, le RER, que pour la bibliothèque de la Sorbonne, ça leur fait violence...

"Buvard : une biographie de Caroline N. Spacek" de Julia Kerninon (Babel)

Julia Kerninon est née en 1987 à Nantes. Docteur en littérature américaine, son premier roman, "Buvard", publié en 2014, a été distingué par le Prix Françoise Sagan et le Prix René Fallet. Son deuxième roman, "Le dernier amour d'Attila Kiss", a reçu le Prix de la Closerie des Lilas en 2016.

"J'avais le vertige face à l'abondance de mes propres titres qui semblaient essayer de me dire quelque chose. Je n'arrivais même pas à comprendre que j'aie pu en écrire autant. Les livres dégageaient de ma table de travail pour se poser sur les étagères des librairies, d'abord en vitrine puis dans les rayonnages plus lointains." - (extrait de "Buvard")

L'histoire :
Lou, un jeune étudiant, est fasciné par l'écrivaine Caroline N. Spacek. Il a lu tous ses livres. Il s'est même risqué à lui demander un interview, sans réel espoir car la romancière quadragénaire n'en donne plus depuis des années. Mais à sa grande surprise, le jeune homme est invité à rencontrer la femme de lettres un après-midi de juillet dans sa propriété du Devon, au sud-ouest de l'Angleterre. Prévu quelques heures, l'entretien durera neuf semaines...

"L'art d'écrire obéit à des lois immuables, Lou, mais comme toutes les lois, on ne peut peut-être pas les éprouver autrement qu'en les violant et en le regrettant amèrement après. Il faut se les approprier sauvagement. Que la langue devienne une matière aussi tangible que la viande d'un corps sur un ring. Qu'elle finisse par avoir un goût et une odeur."

Mon avis :

C'est l'histoire d'un amour fusionnel enchevêtré dans la création artistique, ou de la création artistique au coeur d'un amour fusionnel, ou les deux à la fois. Cet amour-là, passionnel, intense, entre deux êtres talentueux et libres, va très vite se confondre en duel littéraire. Un homme et une femme, auteurs célèbres, habités par l'écriture, source d'inspiration l'un pour l'autre, vont s'asphyxier dans une liaison dangereuse, vampirisante, aliénante. La folie n'est jamais loin. Parviendront-ils à briser leurs chaînes ?

"Je ne savais plus à quoi je m'étais attendu en venant ici. Ses livres étaient bons, pas de doute là-dessus, mais est-ce que ça pouvait suffire à en faire une bonne personne ou est-ce qu'elle n'était qu'une imposture ?"

Etonnant roman sur l'écrivain, son travail et ses relations aux "autres"...