samedi 11 avril 2020

Avril 2020 - "Campus Novel"



"Délicieuses pourritures" de Joyce Carol Oates (Philippe Rey)

Joyce Carol Oates naît en 1938 à Lockport, dans l'Etat de New York. Elle grandit dans une ferme à mi-distance des lacs Erié et Ontario, non loin des chutes du Niagara. De son enfance, elle a - tardivement - raconté les secrets : un double meurtre, un abandon, une adoption, le suicide d'une amie, la naissance d'une soeur autiste...

Après des études de littérature à l'université de Syracuse puis à celle de Madison, dans le Wisconsin, elle rencontre Raymond Smith, professeur accompli de huit ans son aîné, qu'elle épouse en 1961. Hospitalisé pour une maladie bénigne, Raymond Smith décède en février 2008 d'une infection nosocomial foudroyante. Joyce Carol Oates raconte son deuil et son veuvage dans "J'ai réussi à rester en vie" (Ed. Philippe Rey, 2011). En 2009, elle se remarie avec Charlie Gross, un chercheur en neurosciences, mort à son tour en avril 2019.

Surnommée aux Etats-Unis "la quatrième soeur Brontë", elle a publié depuis 1964 plus de cent romans, nouvelles, poésie, essais, enquêtes, mémoires, et même romans pour adolescents et thrillers (sous les pseudonymes de Rosamond Smith et Lauren Kelly). Elle vit à Princeton (New Jersey) où elle enseigne toujours à l'université l'écriture créative depuis 1978.

Membre de l'Académie américaine des arts et des lettres, titulaire de multiples et prestigieuses récompenses littéraires, parmi lesquelles le National Book Award, Joyce Carol Oates reçoit en 2011, en même temps que Philip Roth, des mains du président Barack Obama, la National Humanities Medal pour sa contribution au renom de la littérature américaine.

Publiée en France aux éditions Philippe Rey, Joyce Carol Oates est l'auteure, entre autres, de "Les Chutes" (Prix Femina étranger 2005), "Mudwoman" (meilleur livre étranger 2013 pour le magazine Lire), "Un livre de martyrs américains", "Le Petit Paradis". A paraître bientôt un recueil de nouvelles, "Dé mem brer", et "Petite soeur, mon amour", roman inspiré d'un fait réel aux Etats-Unis, l'assassinat à Noël 1996 d'une mini-Miss âgée de six ans.

L'histoire :

En 1975, les Etats-Unis sortent de la guerre du Vietnam et du temps des protestations. Cet automne-là, Gillian Brauer entame sa troisième année à Catamount College, université de femmes, en Nouvelle-Angleterre. Elle retrouve les ateliers de poésie du charismatique professeur de littérature Andre Harrow. Ses lectures des vers très sensuels de D. H. Lawrence mettent en émoi les étudiantes. Secrètement ou ostensiblement, elles sont nombreuses à vouloir être remarquées par le troublant enseignant et sa mystérieuse épouse, la sculptrice Dorcas.

Le couple Harrow intrigue. Il dérange autant qu'il envoûte les jeunes filles tout juste sorties de l'adolescence et sans expérience. La maturité, la liberté, la forte personnalité de cet homme et de cette femme fascinent. Gillian n'échappe pas à cette attraction. En pleine confusion affective et amoureuse, elle est prête à tout pour susciter l'attention, l'admiration, le désir, l'amour de son mentor. Dans son obsession, elle refuse d'entendre ses signaux d'alarme intérieurs.

Lorsque M. Harrow demande à ses élèves d'écrire leur journal, détaillé et le plus intime possible, et de le lire à voix haute en cours devant tout le monde, si l'exercice excite certaines, il n'est pas du goût de toutes.

"Un journal est une hache pour la mer gelée en nous" ainsi M. Harrow paraphrasait-il Kafka. "A condition qu'il soit sincère, qu'il n'épargne rien."

Pendant ce temps, sur le campus, depuis près d'un an, plusieurs incendies criminels ont été déclarés. La police n'a aucune piste. Par ailleurs, au sein des étudiantes, consommations d'alcool, de drogues et médicaments, troubles alimentaires, troubles du comportement, dépressions et suicides se multiplient...

Mon avis :
Remarquable !!!

"Une bonne école" de Richard Yates (Robert Laffont)

Richard Yates est un romancier, nouvelliste et scénariste américain, né en 1926 à Yonkers (Etat de New York). Il est connu pour ses descriptions de la vie de la classe moyenne américaine du milieu du XXe siècle.

Enfant de parents divorcés, ballotté d'une ville à l'autre, il rejoint l'armée. Il est envoyé en France, puis en Allemagne juste après la Seconde Guerre mondiale. De retour à New York au début des années 1950, il devient journaliste, puis prête-plume - il écrit pendant un temps les discours du sénateur Robert Kennedy - avant de travailler dans la publicité.

En 1961, il publie son premier roman, "La fenêtre panoramique", finaliste du National Book Award. Il enseigne ensuite à l'université de Colombia, à Manhattan, puis à celle de Boston. Il est soutenu par de nombreux écrivains, dont Kurt Vonnegut, Dorothy Parker, William Styron ou Tennessee Williams, et exerce une forte influence sur Andre Dubus, Raymond Carver, Richard Ford et Joyce Carol Oates. Il meurt en 1992, alcoolique et dans la misère. Il n'écrivait plus depuis longtemps et son oeuvre tombe rapidement dans l'oubli.

C'est l'actrice Kate Winslet qui relance l'intérêt du grand public pour Yates. Après avoir lu "La fenêtre panoramique", elle persuade son mari d'alors, Sam Mendès, de l'adapter au cinéma. "Les noces rebelles" sort en 2008. Il réunit à nouveau les acteurs de "Titanic", Leonardo DiCaprio et Kate Winslet qui reçoit, en 2009, le Golden Globe de la meilleure actrice dans un film dramatique.

De la génération de John Updike, Saul Bellow et Philip Roth, Richard Yates est une figure culte de la littérature américaine et, grâce au succès du film "Les noces rebelles", ses romans sont de retour dans les librairies.

L'histoire :

Automne 1941

De parents divorcés, un père commercial et une mère sculptrice, à quatorze ans, William Grove entre à la Dorcet Academy, dans le Connecticut. Créée par la milliardaire Abigail Church Hooper et construite dans les années 1920, la Dorcet Academy, bâtiment aux allures des Studios Walt Disney, est destinée aux jeunes garçons en difficulté, ceux qui ne seront acceptés nulle part ailleurs. Le pensionnat accueille une trentaine d'élèves, de la Sixième à la Terminale. Grove va faire la connaissance de Gaines, Lear, Jennings, MacKenzie, Van Loon, et d'autres encore...

Mon avis :

Rassemblez une vingtaine d'adolescents dans un même endroit et, quelle que soit l'époque, vous obtiendrez les mêmes résultats. Les hormones bouillonnent, les corps se développent, les personnalités changent, les sensibilités s'enflamment. Humiliations, rivalités, si certains de ces jeunes gens sont sur la défensive ou dans la réserve, d'autres sont dans l'attaque ou dans la frime.

C'est ce que raconte ce récit, que l'on devine en partie autobiographique, et qui n'est pas sans laisser une étrange impression de malaise. On peine à se sentir en empathie avec les élèves de ce pensionnat hors norme et les personnages adultes sont sidérants d'immaturité malgré l'imminence de l'entrée en guerre des Etats-Unis. Et puis soudain, dans les dernières pages, toute la force de ce livre se révèle...

Etonnant roman à découvrir !

"La Fraternité" de Takis Würger (10/18)

Takis Würger est né en 1985. Grand reporter au journal Der Spiegel, il a gagné plusieurs prix prestigieux pour ses reportages, dont un prix de la chaîne CNN. Takis Würger a lui-même étudié à Cambridge, où il a fait partie lui aussi du club de boxe de St John's College. Avec "La Fraternité", un premier roman acrobatique où chaque protagoniste est le narrateur de l'histoire, Würger a affolé la critique et réussi le pari de proposer un roman à la frontière entre le roman d'amour, le roman policier et le roman d'apprentissage.

L'histoire :

Hans passe une enfance heureuse auprès de parents aimants dans une jolie maison en meulière nichée au coeur d'une forêt de Basse-Saxe. Solitaire et sensible, le petit garçon est la victime toute désignée de harcèlement et de violences à l'école. Son père l'inscrit alors à un club de boxe. Hans trouve immédiatement son équilibre dans la pratique de ce sport qui met sa force de caractère à l'épreuve tout en respectant son besoin de solitude.

Malheureusement, à quinze ans, Hans perd brutalement ses parents. Son père est tué dans un accident de la circulation, puis sa mère succombe à une piqûre d'abeille. Sa tante Alex, Anglaise, professeure d'histoire de l'art à Cambridge, devient sa tutrice. Sa mère disait de sa demi-soeur qu'elle avait "des orages dans la tête". Refusant de l'entraîner dans ses ténèbres, Alexandra Birk n'accueille pas son neveu chez elle mais le place "pour son bien" dans un internat de Jésuites en Bavière. De nouveau la cible de ses camarades, Hans va recevoir une aide inattendue en la personne du Père Gerald, moine soudanais et ancien boxeur.

Entre les cours, la boxe et ses moments d'isolement salvateurs dans la tour de l'église, l'année du bac arrive vite. Hans a dix-huit ans. C'est alors que sa tante Alex semble se souvenir de son existence et l'invite à poursuivre ses études à Cambridge. Sa proposition s'accompagne d'une autre requête : intégrer le Pitt Club et enquêter en interne sur ses pratiques. Cette fraternité vieille de plusieurs siècles réunit de riches jeunes hommes de l'université qui partagent la même passion pour la boxe. Depuis quelque temps, des rumeurs inquiétantes se murmurent à propos de ce club très privé...

Mon avis :
Construit comme un thriller, ce roman choral suit la métamorphose du personnage principal, Hans, de son enfance à l'âge adulte, sa confrontation au monde, ses expériences personnelles, ses questionnements, ses relations aux autres, l'apprivoisement de sa nouvelle peau, de son nouveau corps et, telle une chrysalide, l'éclosion de sa personnalité. Au bout de sa quête initiatique, une vérité, celle que tous les papillons ne sont pas sans dangers. Très beau texte !

"Le roman du mariage" de Jeffrey Eugenides (Points)

Jeffrey Eugenides est né en 1960 à Detroit (Michigan). Il a fait des études de lettres et de sémiologie à l'université Brown (Providence). Son premier roman, "Virgin suicides", a été adapté au cinéma en 1999 par Sofia Coppola. Son deuxième roman, "Middlesex", a reçu le Prix Pulitzer en 2003. La sortie en 2011 de son troisième roman, "Le roman du mariage", assure sa réputation d'auteur lent dans la maturation de ses oeuvres. Il réside à Princeton (New Jersey) où il enseigne l'écriture créative.

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Quelques mots sur :

- la sémiotique
En français, la "sémiologie" est l'étude des signes linguistiques à la fois verbaux et non verbaux. Pour Emile Littré (1801-1881), médecin, lexicographe, philosophe et homme politique français, le terme "sémiologie" se rapportait à la médecine. Il a été ensuite repris et élargi par Ferdinand de Saussure (1857-1913), linguiste suisse, pour qui la sémiologie est "la science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale". Le terme synonyme, "sémiotique", est utilisé par Charles Sanders Peirce (1839-1914), sémiologue et philosophe américain, pour son approche de "la théorie quasi nécessaire ou formelle des signes".

- les arts libéraux
Les sept arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique, musique, arithmétique, géométrie et astronomie) désignent toute la matière de l'enseignement des écoles de l'Antiquité, mais également du Moyen Age.

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L'histoire :

Juin 1982
Université Brown
Providence, Rhode Island

Madeleine Hanna se réveille brutalement avec une gueule de bois monumentale. Il est (trop !) tôt. Ses parents viennent d'arriver (déjà !) pour le petit-déjeuner prévu de longue date. C'est le jour de la remise des diplômes. La fête de la veille a été bien arrosée. Madeleine ne se souvient pas de tout. C'est le brouillard dans sa tête. L'alcool n'est pas la seule cause. Elle va devoir expliquer à Phyllida et Alton Hanna que tous ses projets pour l'année prochaine sont tombés à l'eau les uns après les autres et que, pour l'heure, elle n'a toujours pas reçu de réponse positive d'aucune université pour son troisième cycle. Elle n'a pas envie de discuter de cela avec ses parents. Elle n'a pas non plus envie de discuter de sa vie sentimentale avec eux. Elle n'a pas envie de discuter avec eux tout court.

Madeleine a vingt-deux ans. Elle termine son deuxième cycle en littérature anglo-américaine. Son mémoire porte sur le roman matrimonial et s'appuie sur les oeuvres de Jane Austen, George Eliot et Henry James. Elle devait ensuite poursuivre son troisième cycle à New York avec Abby et Olivia, ses colocataires de Brown. Puis elle décida d'emménager à Cape Cod avec son petit ami Leonard. Mais depuis leur rupture il y a trois semaines et le silence des universités auprès desquelles elle a postulé, elle n'a plus rien.

Leonard Bankhead est un étudiant brillant. Il suit un double cursus en biologie et en philosophie. Cette année, il assistait aux cours de théorie littéraire appelés "Sémiotique 211". Madeleine s'y est inscrite plus par curiosité que par réel intérêt. Elle a finalement été captivée par l'oeuvre de Roland Barthes, a découvert aussi Derrida, Eco, Lyotard, Foucault, Deleuze, Baudrillard... et elle est tombée amoureuse de Leonard. Mais ce dernier souffre de graves troubles bipolaires. Sa vie est un chaos. Ce qui explique en partie leur séparation.

Le plan C pour Madeleine serait d'accompagner son meilleur ami, Mitchell, dans son année sabbatique et dans son tour de l'Europe et de l'Inde. Mitchell Grammaticus, diplômé en Arts Libéraux, passionné par la spiritualité et les religions, compte entamer un troisième cycle en théologie au terme de son voyage. Fou amoureux de Madeleine, il attend d'elle plus qu'une simple amitié et, quelque peu mystique, il ne doute pas un instant de leur future union. Mais Madeleine ne partage pas les mêmes sentiments...

Mon avis :
Au sein d'un triangle amoureux de construction classique évoluent une femme et deux hommes, ainsi que leurs familles et leurs amis. A partir de ce groupe d'individus, Jeffrey Eugenides décortique la complexité de l'amour, la complexité du couple, leurs multiples combinaisons possibles et leurs dangers aussi. Les trois étudiants, personnages principaux, analysent leur vision d'eux-mêmes, du monde, de la vie, de l'amour, du couple. Ils développent leur réflexion sur la littérature, la philosophie, le sexe, la religion, la spiritualité. Objet purement littéraire, dense, exigeant, ce roman extraordinaire offre également des pages sensibles, authentiques et d'une très grande justesse sur les troubles bipolaires, maladie invisible mais néanmoins douloureuse et, l'auteur le rappelle à plusieurs reprises, incurable. Brillantissime !