jeudi 29 septembre 2016

"Pensées secrètes" de David Lodge (Rivages)


David Lodge est un écrivain britannique brillant né à Londres en 1935. Elevé au sein d'une famille catholique de classe moyenne, coincée entre l'aristocratie et le prolétariat, David Lodge a passé son enfance et son adolescence à lire des comics et des auteurs anglais comme Jerome K. Jerome, Evelyn Waugh et Graham Greene. Très attiré par la fiction, il se lance à quinze ans dans l'écriture de romans et de nouvelles avant d'entreprendre des études de littérature. En 1960, il obtient son premier poste à l'université de Birmingham et publie depuis régulièrement des essais, dans lesquels il analyse la richesse et la variété de la littérature anglo-américaine.

Mais, parallèlement à ces essais et à une carrière universitaire poursuivie jusqu'en 1987, David Lodge est aussi un romancier à la production abondante, inventeur du "picaresque académique", selon la formule d'Umberto Eco, se moquant tranquillement des universitaires qu'il fréquente. Pour Lodge, le roman est le prétexte de rencontres hilarantes. Dans "La Chute du British Museum" (1965), il met en scène les pérégrinations comiques d'un homme pris dans le brouillard londonien. Texte de l'enfance, "Hors de l'abri" (1975), est le récit le plus autobiographique de l'auteur, roman d'apprentissage et roman international, marqué par l'influence de "Dedalus" de Joyce, et des "Ambassadeurs" de James. En 1980, il obtient le prix du Whitbread Book of the Year pour "Jeux de maux".

Ecrivain intarissable, il poursuit une oeuvre à la fois drolatique et amère, de "Changement de décor" (1975) à "Un tout petit monde" (1984), peinture féroce des congrès universitaires, de "Jeu de société" (1988) à "Nouvelles du Paradis" (1991). Dans "Thérapie" (1995), il brosse le portrait d'un scénariste à succès livré à toutes les thérapies possibles pour sortir de sa dépression. "Pensées secrètes" (2000) est un réjouissant badinage entre une romancière et un spécialiste des sciences cognitives. "La Vie en sourdine" (2008) évoque les affres de la vieillesse. Autant d'oeuvres où l'auteur associe un sens aigu de l'observation à une grande verve satirique. Il a écrit également des ouvrages critiques ("L'Art de la fiction", 1992 ; "Dans les coulisses du roman", 2007).

"Enregistrons les atomes à mesure qu'ils affluent à l'esprit et dans l'ordre où ils affluent."
Virginia Woolf (citée dans ce roman)

L'histoire :
A la fin des années 1980, Ralph Messenger avait acheté un dictaphone pour noter le plus fidèlement possible ses pensées à mesure qu'elles venaient. Il s'en souvient. C'était au duty-free de l'aéroport de Londres Heathrow. Il se rendait à un colloque sur "La vue et le cerveau" à San Diego, en Californie. Il avait omis un détail : comment donner à transcrire à la dactylographe des microcassettes sur lesquelles, au milieu de réflexions sérieuses et pertinentes, on a enregistré ses ébats au lit avec une très belle jeune femme rencontrée à ce colloque ? Une seule solution : les retranscrire lui-même. Ce qui est fastidieux pour Ralph ! Huit ans plus tard, on le retrouve. Il est en train d'installer un logiciel de reconnaissance vocale (en remplacement de son vieux dictaphone) sur l'ordinateur de son bureau de professeur, spécialiste des sciences cognitives, à l'université de Gloucester.
Helen Reed, écrivain de renom, a été invitée par l'université de Gloucester à assurer, ce second semestre, des cours de création littéraire à un groupe d'étudiants de la faculté de lettres. Son unique expérience d'enseignante sont les cours du soir ouverts à tous qu'elle donnait à Morley College, institut de formation continue où enseigna Virginia Woolf. En ce dimanche matin pluvieux, après s'être installée dans une petite maison toute neuve, de style scandinave, qui lui a été attribuée, Helen décide de marcher un peu dans ce campus vide et silencieux. De la fenêtre de son bureau, Ralph aperçoit cette belle et mystérieuse inconnue. Il fera sa connaissance quelques jours plus tard lors d'une soirée entre collègues organisée chez lui par son épouse. S'engagera alors entre le scientifique et la littéraire un jeu de séduction à la fois sensuel, physique et intellectuel...

Mon avis :
De quoi est fait l'esprit ? Comment fonctionne la conscience ? Comment l'activité du cerveau se traduit-elle en pensée ? La conscience appartient-elle à l'art ou à la science ? Et si l'intelligence artificielle telle que la rêvent les scientifiques existait, la conscience serait-elle un "problème qu'il faut résoudre" ? Qu'en serait-il des sentiments comme la joie, la tristesse, la jalousie, l'ennui ? Qu'en serait-il de l'amour, appelé "structure d'attachement" en sciences cognitives ? Qu'en serait-il de la séduction, de la sensualité, de la sexualité ? Et bien d'autres questions encore...
On se doit de souligner que le travail de vulgarisation des sciences cognitives réalisé dans ce roman par David Lodge est remarquable. Sans se départir de son humour britannique très spirituel, il nous propose une réflexion riche et approfondie sur la pensée et la conscience au moyen de cinq genres littéraires différents : les soliloques (pensées enregistrées de Ralph), le journal intime de Helen, le roman épistolaire (échanges de courriels), le récit classique à la troisième personne du singulier incluant des dialogues, et les nouvelles à chute (les exercices donnés par Helen à ses étudiants).

Un ouvrage excitant, inquiétant parfois, très instructif. Après sa lecture, on ne cesse d'y penser, on y réfléchit encore très longtemps et on ne regarde plus, on n'écoute plus le monde ni les personnes qui nous entourent de la même façon...

Clin d'oeil :
Souci du détail de l'auteur, la femme de Ralph Messenger, Carrie, a fait des études d'histoire de l'art et son mémoire était sur Berthe Morisot (1841-1895), peintre française. David Lodge rappelle ainsi que dans son tableau "La Psyché" (ou "Le Miroir") (1876), Berthe Morisot a créé une scénographie capable de rendre compte de la complexité de la vie intérieure et de la vie quotidienne. Elle préfigure ainsi la poétique de l'intime qui se développera ensuite dans le roman du début du XXème siècle en Europe.

Extrait
(Helen) "Le métier d'écrivain vous met à nu, d'une façon ou d'une autre. Même si l'oeuvre n'est pas ouvertement autobiographique, elle révèle indirectement vos peurs, vos désirs, vos fantasmes, vos priorités."

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