mercredi 9 décembre 2020

"Les pierres sauvages" de Fernand Pouillon (Points)


Prix des Deux-Magots - 1965

Fernand Pouillon est né en 1912 à Cancon (Lot-et-Garonne). Architecte et urbaniste français, diplômé en 1941, il a été l'élève d'Eugène Beaudouin et assistant d'Auguste Perret. Il fut l'un des grands bâtisseurs des années de reconstruction après la Seconde Guerre mondiale en France. Il a réalisé de nombreux équipements et bâtiments publics à Marseille, Aix-en-Provence, en région parisienne, en Algérie, ainsi qu'en Iran. Ses réalisations se caractérisent par une insertion dans le site, un équilibre des masses né de proportions harmoniques rigoureuses, des matériaux nobles - y compris dans le logement social - et la collaboration d'artistes sculpteurs, céramistes, paysagistes.

En 1960, Fernand Pouillon connaît une grave épreuve (malade, condamné en 1963 pour malversations financières, radié à vie par l'ordre des architectes français), épreuve au cours de laquelle il écrit "Les pierres sauvages" et "Mémoires d'un architecte". Ne pouvant plus construire en France, il est contraint à l'exil et, en 1964, il s'installe en Algérie où il entame vingt ans d'activité professionnelle intense. Amnistié en juin 1971 par le président de la République Georges Pompidou, il est réintégré à l'ordre des architectes français en 1978. A son retour en France, il est fait officier de la Légion d'honneur par le président de la République François Mitterrand en 1984 et commence une nouvelle carrière d'architecte. Fernand Pouillon est décédé en 1986 au château de Belcastel (Aveyron).

"Fernand Pouillon (1912-1986) est assurément la figure la plus romanesque de l'architecture française du XXe siècle. Les fastes de sa vie privée et ses démêlés judiciaires ont défrayé la chronique. Ils ont aussi motivé l'écriture de deux ouvrages cultes, "Les pierres sauvages" (1964) et "Mémoires d'un architecte" (1968), qui révèlent un remarquable conteur. L'oeuvre bâtie, elle, est exceptionnelle par son ampleur, ses qualités de composition et de construction. Mis au ban de sa profession pour avoir osé défier l'industrie du béton armé, Fernand Pouillon a démontré, en Provence d'abord, puis en Algérie, dans la région parisienne et en Iran, la compatibilité de la construction en pierre de taille et du logement de masse. La reconstruction du Vieux-Port de Marseille, la résidence Climat de France à Alger, celles du Point-du-Jour à Boulogne-Billancourt et du Parc à Meudon constituent aujourd'hui des repères importants dans l'histoire de l'habitat."
(culture.gouv.fr)

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"Fraîchement taillée la pierre est claire, chaude, ocre jaune, avec le temps elle deviendra grise et dorée. La lumière semble y déposer tour à tour les couleurs du prisme, gris composé, imprégné de soleil."


Quelques mots d'Histoire...

🔸 Frédéric Ier Barberousse (1122-1190) fut un empereur germanique (1155-1190) de la dynastie des Hohenstaufen. En 1160, il fit reconnaître par le concile de Pavie (considéré comme illégitime) l'antipape Victor IV (1159-1164), l'opposant au pape Alexandre III lui-même soutenu par Louis VII, roi de France, et Henri II Plantagenet, roi d'Angleterre. Frédéric Ier voulut restaurer l'autorité impériale mais se heurta en Italie à la Ligue lombarde, qui le défit à Legnano (1176) et lui imposa la paix. Il se noya en Cilicie pendant la troisième croisade. A partir du XVIe siècle, il devint le symbole des espérances populaires et nationales du peuple allemand.

🔸 Alexandre III, pape de 1159 à 1181, lutta contre Frédéric Barberousse, à qui il opposa la Ligue lombarde, et convoqua le troisième concile du Latran (1179).

"Le plan, dessin à deux dimensions, ne doit pas se juger : image représentative d'une incomplète synthèse, il est l'itinéraire d'une promenade imaginaire."



🔸  L'abbaye du Thoronet a été édifiée entre 1160 et 1230. Elle est, avec Silvacane et Sénanque, l'une des trois abbayes cisterciennes de Provence. Chef-d'oeuvre en péril après la Révolution, sa restauration débute en 1841. La pureté et la simplicité des volumes, essentiellement dictées par l'organisation de la vie communautaire, inspirent des générations d'architectes. Le Corbusier le site en 1953 : "A l'heure du béton brut, bénie, bienvenue et saluée soit, au cours de la route, une telle admirable rencontre". Elle inspira, en littérature, Fernand Pouillon pour son roman "Les pierres sauvages" en 1964, et le poète belge Henry Bauchau, en 1966, pour son recueil de poèmes "La pierre sans chagrin".

"Où tous ne voient qu'un métier, qu'une simple organisation due à la connaissance des techniques, tu substitues un système instinctif. Dans le choix des murs ce matin, donc de la taille de la pierre élémentaire, tu prétends que sentiments, instinct, expérience sont intimement liés sans que tu puisses arriver à dégager la part du métier et de l'imagination, du coeur et de la sage économie."

🔸  Les religieux cisterciens, du nom de l'abbaye de Cîteaux, où leur ordre se constitua en tout début du XIIe siècle, appartiennent à une branche monastique dérivée de l'ordre de Saint-Benoît. C'est en 1098, en effet, qu'un bénédictin, Robert, abbé de Molesmes, au diocèse de Langres, s'établit dans la forêt de Cîteaux, au sud de Dijon, en vue d'y restaurer, avec son prieur Aubry et son futur successeur, l'Anglais Etienne Harding, l'idéal monastique dans son austérité primitive. En 1112, un jeune seigneur bourguignon nommé Bernard y rejoignit les réformateurs, accompagné d'une trentaine de parents et compagnons.

En 1115, Bernard fut envoyé par Harding à Clairvaux, en Champagne, afin d'y fonder une filiale qui devint, pour le nouvel ordre, un centre de rayonnement plus important même que Cîteaux. Les "moines blancs", comme on les appelait pour les distinguer des "moines noirs" qu'étaient les bénédictins, rivalisèrent alors avec ceux-ci par le nombre de leurs fondations et par leur influence dans la chrétienté. Au milieu du XIIe siècle, ils comptaient en Europe environ 350 couvents, dont près de la moitié pour la branche bernardine de Clairvaux.

A partir du XIVe siècle, l'ordre cistercien connut une décadence croissante. Il en sortit grâce à une nouvelle réforme, entreprise en 1664 par Armand de Rancé, abbé de la Grande-Trappe, en Normandie, qui imposa à ses moines une règle plus rigoureuse. Ainsi naquit la branche cistercienne dite "des trappistes", nettement séparée de la branche non réformée dite "de la commune observance". Cependant, lors de Vatican II, les deux branches collaborèrent en vue d'aménager leurs règles respectives.

Les cisterciens se sont aussi distingués des autres ordres monastiques par l'architecture de leurs monastères. Parmi leurs plus belles abbayes, on peut citer celles de Fontenay et de Pontigny en Bourgogne, celles de Sénanque et de Silvacane en Provence, celle du Thoronet dans le Var et celle d'Alcobaça au Portugal.


"L'architecture garde une partie de son mystère, ne le découvre que par fragments et ne le livre que lorsque tous les volumes ont occupé leur place. L'oeuvre en cours est une discussion, décevante ou pleine de promesses. Nous cherchons des arguments. Nous écoutons les résonances sans encore en connaître la fin. Toutes ces émotions ne peuvent être prévues et connues entièrement à l'avance. Cela est bon ; un chantier sans anxiété serait comme une vie sans souffrance."

🔸  La vie dans une abbaye cistercienne :
  • L'organigramme se présente ainsi : l'abbé à la direction, puis le prieur dans le rôle de second, ensuite viennent le maître des novices, le sacristain, le chantre, l'infirmier, le cellérier, l'hôtelier, le portier.
  • La Règle est un ensemble de règlements tant sur le plan spirituel que matériel.
  • Le moine est d'abord novice confié au moine responsable. Un an après, jour pour jour, il prononce ses voeux de pauvreté, chasteté, obéissance et stabilité, et reçoit la robe (longue en laine blanche avec capuchon) et la tonsure.
  • Les convers sont des religieux non tonsurés, séparés des moines, régis par une Règle simplifiée.

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L'histoire :
Dans son journal, Frère Guillaume consigne tous les événements les plus marquants, en lien avec sa mission ou plus personnels, depuis son arrivée au Thoronet, en mars 1161, en compagnie de deux autres moines cisterciens, Frère Bernard et Frère Benoît. Frère Guillaume a reçu l'ordre de construire un nouveau monastère dans ce coin isolé de la vallée de l'Argens...

Mon avis :
Un roman étonnant et fascinant qui demande un abandon total à la démarche de l'auteur et aux côtés du narrateur, Frère Guillaume, moine architecte et bâtisseur à la sensibilité taillée dans le vif et d'une extrême exigence. Son journal couvre une période allant de mars à décembre 1161. Neuf mois de gestation d'un ouvrage d'art colossal. Un travail acharné et de tous les dangers imposé aux hommes et aux bêtes, une lente agonie pour nombre d'entre eux. Un rapport à la pierre proche de la sensualité, mais aussi d'une grande brutalité. Dans ce texte empreint de philosophie et de poésie, l'auteur, architecte et urbaniste lui-même, voue une indéniable passion à son métier et donne à la maîtrise technique une dimension artistique et humaine. Remarquable découverte !

"[...] le passant reviendra un jour et dira : "Tiens, c'est déjà fini, ils sont allés bien vite." Il n'aura pas vu le travail dans la boue, les cailloux, par centaines de mille, taillés douloureusement des années, la roche qui résiste aux coups acharnés. Il n'aura pas pensé à la chaux qui brûle, à la roue qui écrase, aux cordes qui cassent, à la chaleur étouffante, au vent de sable qui blesse les yeux, et qui pousse l'homme en équilibre ; la pluie pénétrante, aux mains bleuies et maladroites, au gel qui détruit le travail de la veille, à l'erreur humaine qui bâtit pour démolir, à l'outil oublié qui tombe et tue."

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