Annie Ernaux est née en 1940 à Lillebonne (Seine-Maritime), dans un milieu social modeste : ses parents étaient d'abord ouvriers avant de tenir un café-épicerie. Elle grandit à Yvetot, en Normandie, et poursuit ses études à Rouen. Institutrice puis professeure agrégée de Lettres modernes, divorcée, mère de deux garçons, elle fait son entrée en littérature en 1974 avec "Les armoires vides", un roman autobiographique. Sa vie, ses expériences heureuses ou douloureuses, le statut de la femme seront les matériau essentiel d'une oeuvre réaliste et crue. "La place" remporte le Prix Renaudot en 1984. A la croisée de l'expérience historique et de l'expérience individuelle, son écriture, dépouillée de toute fioriture stylistique, dissèque le parcours de ses parents ("La place", "La honte"), son adolescence ("Ce qu'ils disent ou rien"), la sexualité et ses relations amoureuses ("Passion simple", "Se perdre"), son mariage ("La femme gelée"), son avortement ("L'événement"), son environnement ("Journal du dehors", "La vie extérieure"), la maladie d'Alzheimer de sa mère ("Je ne suis pas sortie de ma nuit"), puis la mort de sa mère ("Une femme"), son cancer du sein ("L'usage de la photo", en collaboration avec Marc Marie).
En 2008, Annie Ernaux touche et émeut un très large public avec "Les années", formidable et mélancolique récit écrit à la troisième personne du singulier, différent de l'ensemble de son travail, et qui fait figure de mémoire collective des Français. Tous les lecteurs, même parmi les plus jeunes, se reconnaissent quelque part dans cette évocation de la période de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Le livre est récompensé par le Prix Marguerite Duras, le Prix François Mauriac de la région Aquitaine, le Prix de la langue française et le Prix Strega européen.
En 2017, Annie Ernaux reçoit le Prix Marguerite Yourcenar décerné par la Société civile des auteurs multimédia pour l'ensemble de son oeuvre.
Frédéric-Yves Jeannet est un écrivain mexicain, d'origine et d'expression française, né en 1959 à Grenoble. Il quitte la France en 1975 et s'installe au Mexique en 1977, pays dont il adopte la nationalité en 1987. Il est professeur de littérature française et père de deux enfants. Il enseigne au Mexique, en Suède, en France, à Genève, à New York et en Nouvelle-Zélande. Il habite à Rabat au Maroc depuis 2017. Son oeuvre contient des romans ainsi que plusieurs livres d'entretiens (Annie Ernaux, Michel Butor, Hélène Cixous, entre autres).
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A propos de Marguerite Duras...
F.-Y. J. : [...] j'aimerais que vous me précisiez ce qui vous est étranger dans l'entreprise de Duras : est-ce l'étrangeté de son écriture, de sa syntaxe, de sa personnalité, ou de son projet lui-même ? A première vue, en effet, on pourrait estimer qu'il existe entre vos entreprises, malgré toutes leurs différences, certaines affinités : comme vous, elle a "osé" parler de son enfance, de sa sexualité, de ses amants, et prendre sa vie comme matière de ses livres..
A. E. : J'ai toujours su que je n'écrirais pas comme Duras et j'avoue être un peu étonnée que vous me trouviez des affinités avec elle. Entre nous, est-ce que, à votre insu, vous n'obéiriez pas à cette tendance inconsciente, généralisée, qui fait qu'on compare spontanément, en premier lieu, une femme écrivain à d'autres femmes écrivains ? Symétriquement, il est plutôt rare qu'on compare un homme écrivain à une femme écrivain...
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Mon avis :
Frédéric-Yves Jeannet admire Annie Ernaux pourtant l'apparente opposée de lui-même. Il aime son écriture. Ce livre est une correspondance électronique entre les Etats-Unis et la France que les deux écrivains ont entretenue pendant un an, de 2001 à 2002. La forme entièrement écrite de l'échange a séduit Annie Ernaux qui s'est volontiers prêtée au jeu avec sincérité et précision.
A. E. : Ma méthode de travail est fondée essentiellement sur la mémoire qui m'apporte constamment des éléments en écrivant, mais aussi dans les moments où je n'écris pas, où je suis obsédée par mon livre en cours. J'ai écrit que "la mémoire est matérielle", peut-être ne l'est-elle pas pour tout le monde, pour moi, elle l'est à l'extrême, ramenant des choses vues, entendues (rôles des phrases, souvent isolées, fulgurantes), des gestes, des scènes, avec la plus grande précision. Ces "épiphanies" constantes sont le matériau de mes livres, les "preuves" aussi de la réalité. Je ne peux pas écrire sans "voir" ni "entendre", mais pour moi c'est "revoir" et "réentendre".
Cet ouvrage se place en marge de l'oeuvre d'Annie Ernaux. Il pourra agacer autant que ravir. S'il donne parfois au lecteur le sentiment de n'être qu'un spectateur passif d'une discussion entre deux intellectuels, les réponses d'Annie Ernaux sont passionnantes pour ses "inconditionnels" (dont je suis !), pour celles et ceux qui s'intéressent au travail en amont, du "chantier" (mélange de projets, de notes, de phrases, de recherches... le tout classé dans des chemises cartonnées) à la parution d'un roman, d'un récit ou d'un texte.
A. E. : J'emploie le passé composé par impossibilité absolue de rendre compte des choses au passé simple. Je le sens comme une mise à distance - le comble de la distance étant tout de même pour moi l'imparfait du subjonctif, et c'est pourquoi je ne respecte jamais les concordances, volontairement - et je suis d'accord avec Barthes quand il dit que le passé simple signifie, proclame avant tout : "Je suis la littérature".
Avec son immense générosité et toute la sensibilité que nous lui connaissons, Annie Ernaux nous permet d'approcher au plus près du processus littéraire qui est le sien.
A. E. : Je crois qu'un petit nombre de critiques ne me pardonne pas cela, ma façon d'écrire le social et le sexuel, de ne pas respecter une sorte de bienséance intellectuelle, artistique, en mélangeant le langage du corps et la réflexion sur l'écriture, en ayant autant d'intérêt pour les hypermarchés, le RER, que pour la bibliothèque de la Sorbonne, ça leur fait violence...
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