vendredi 12 août 2016

Voyage en "Country Noir"


Le "Country Noir" est une expression américaine que la langue française traduit de plusieurs manières : "polar rural", "polar campagnard", "polar champêtre". En réalité, aucune de ces formulations ne semble vraiment convenir.

Le "Country Noir" dénonce l'Amérique provinciale et ses hypocrisies. Il se confond souvent avec le "Nature Writing", qui remonte à Henry David Thoreau et qui mêle observation de la nature, écologie, considérations autobiographiques et exploration de l'âme humaine. Nombreux auteurs, comme Jim Harrison, David Vann ou d'autres, se retrouvent d'ailleurs inscrits dans les deux genres.

Contrairement à ce que l'on peut imaginer, ce n'est pas un genre nouveau. Il naît dans les années 1930 avec William Faulkner, premier romancier du Sud, à travers les douze romans qu'il consacre à un lieu imaginaire, le comté de Yoknapatawpha au Mississippi, et dans lesquels il est en quête de l'identité culturelle de l'Amérique.

Dans les années 1950, les écrivains du Sud cherchent le salut d'une terre maudite. Carson McCullers dépeint la solitude des innocents, seuls capables de lucidité ("La Ballade du café triste", nouvelles, 1951). Flannery O'Connor adopte une perspective rédemptrice et dénonce la tiédeur et l'aveuglement des bien-pensants face à la misère du monde ("Les braves gens ne courent pas les rues", nouvelles, 1955). Eudora Welty se passionne pour le rôle de la mémoire ("La fille de l'optimiste", Prix Pulitzer 1973).


Le genre se poursuit dans les années 1990 avec Cormac McCarthy ("De si jolis chevaux", 1992). Mais on découvre le terme pour la première fois dans le titre même d'un roman de Daniel Woodrell. L'auteur accole à son roman "Give us a kiss" ("Faites-nous la bise") le sous-titre "a country noir" pour souligner la violence de l'intrigue sur fond d'Amérique profonde. L'expression sera ensuite reprise par la critique pour désigner tous les romans (et pas seulement les romans policiers) se déroulant en milieu rural, dans une atmosphère angoissante et brutale.

Dans sa formule célèbre, André Malraux a dit que l'écriture de Faulkner permettait "l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier". De fait, les particularités des romans "Country Noir" (leur structure tragique, un milieu reculé, l'isolement, la marginalité, la loi du silence, les problématiques familiales, les liens étroits entre les personnages, la contradiction entre la beauté de la nature et la laideur de l'âme humaine) mettent souvent en échec l'enquête.

Terrorisme, crise économique, financière et immobilière sans précédent, élection du premier président Noir, prises de conscience écologiques... les écrivains américains tentent de comprendre ce début du XXIème siècle avec ses tragédies et ses espoirs. De nouvelles voix s'élèvent, venues de Californie, du Sud profond ou des montagnes rocheuses. La littérature américaine s'épanouit, avec la découverte de terres, réinventées dans les romans. Le Nord-Michigan de Jim Harrison ("Nord-Michigan"), le Sud de Brad Watson ("Le paradis perdu de Mercury"), les Grandes Plaines de Dan O'Brien ("Wild Idea"), l'Alaska de David Vann ("Sukkwan Island").

Héritage du western, le "Country Noir" donne la parole aux laissés-pour-compte des territoires ruraux, au milieu d'une nature "préservée" ou en friche.

Le succès de ce genre littéraire se répercute également en Europe, depuis quelques années déjà, dans les pays scandinaves (l'Islande d'Indridason ; la Scanie, province de Suède, de Mankell), en Ecosse (les romans "Tartan Noir" de Val McDermid, la tétralogie des "Shetland" d'Ann Cleeves), en Grande-Bretagne (la lande du Northumberland d'Ann Cleeves) et en France où certains désignent Fred Vargas comme ayant posé les premières pierres du genre avec son roman "L'armée furieuse" (Viviane Hamy, 2011) dont l'intrigue se passe dans un petit village normand. Plus récemment, on a pu découvrir Sandrine Collette, qui aime situer ses romans dans un univers rural ("Il reste la poussière", Denoël) ; et Benoît Minville, dont le roman "Rural noir" (Gallimard) oscille entre le polar de terroir français et le "redneck*" américain.

*(redneck = rustre, péquenaud)



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